Théâtre : le monde comme hôpital
The World as Hospital.
Le monde est un théâtre qui ne nie ni la réalité des camps, ni celle de l’asile, ni celle de l’hôpital. De cette confrontation avec la brutalité du réel émergent des voix qui livrent un constat lucide sur l’état du monde.
« Le monde est un théâtre » – ce célèbre adage remonte à l’Antiquité. Il a connu sa notoriété avec Shakespeare et a décliné, à l’aube de la modernité, sous l’impact du prométhéisme éveillé du Siècle des Lumières, du 14 juillet et du… romantisme ! Il s’est imposé en « cadre de pensée » dans la tentative de définition d’une vision du monde. Un rôle nous est attribué par le « pouvoir supérieur » et nous devons nous employer à l’assumer. Pendant des siècles, cette organisation planétaire placée sous le signe du spectacle et du jeu domina l’univers occidental. Et l’architecture durablement ! Bien que déclinant, le théâtre s’inspire actuellement de ce modèle initial et, à son tour, il met en place une hypothèse de rechange, moins élargie, mais dont le fonctionnement reste similaire. Au cours des années 1960, des artistes polonais, tels que Józef Szajna et Jerzy Grotowski, traumatisés par la guerre et soucieux de convertir théâtralement ces maux, ont élaboré un « cadre de pensée », qu’ils ont élargi au-delà de la scène pour signifier que le
« monde est un camp ». Ainsi, les mises en scène Replika et Akropolis sont-elles d’inoubliables confrontations avec les désastres, dans le contexte d’une expérience qui les rappelle et les érige en condition du monde, à l’issue d’une extermination soigneusement programmée. À ce titre, elles restent les preuves exemplaires auxquelles s’en ajoutent d’autres, moins réputées, mais très fréquentes. Ce cadre de pensée va perdurer pendant plus d’une décennie. Les cadres de pensée ne s’imposent pas au nom d’un programme à venir, des perspectives futures ; au contraire, ils cristallisent un vécu et focalisent, dans une métaphore globale, le constat communément admis sur l’état du monde. La force intellectuelle de ce cadre de pensée se nourrit de celle, poétique, du terme, aussi bien que de la reconnaissance du diagnostic. Il se précise à partir du vécu, passé ou présent, de la caution de l’expérience concrète et non pas des horizons improbables. L’HÔPITAL ET L’ASILE Le monde est malade, sans remède immédiat. Ce constat, Thomas Mann le formula dans la Montagne magique, récit dans lequel les représentants de l’Europe tout entière se retrouvent dans un sanatorium. Plus tard, Alexandre Soljenytsine, dans le Pavillon des cancéreux, reprendra ce thème comme conclusion aux horreurs exercées, dans les camps staliniens. La tuberculose, le cancer, soit des maladies incurables pour qualifier la condition d’un Occident frappé par la guerre aussi bien que par le pouvoir discrétionnaire du Kremlin. Voilà les précédents ! Progressivement, un nouveau cadre de pensée a surgi grâce surtout à la scène, poreuse aux inquiétudes qui se démultiplient et refusent la quiétude, les solutions... bien pensantes, rassurantes, illusoires. Et ainsi s’est affirmé un nouveau « cadre » qui capte les symptômes souterrains et confirme la crainte des maladies qui, ensemble, conduisent au constat final : « Le monde est un hôpital. » La scène ne cessera de l’exploiter et de le cultiver. (D’ailleurs ce n’est pas le propre du théâtre seul car les séries de télévision, en utilisant les données relatives aux mentalités collectives, accordent une attention particulière aux médecins et à l’hôpital !) Le cadre de pensée qui se précise à un moment donné peut être assimilé à un élément commun qui rattache artistes et cultures théâtrales distinctes. Il compose une « mythologie», en associant le réel et la fiction. Une des plus subtiles pièces consacrées à l’hôpital reste Une visite inopportune de Copi mis en scène par Alfredo Arias. Ici, le protagoniste atteint d’un cancer se trouve immobilisé dans un hôpital où, faute de remèdes rassurants, il se réfugie dans la pudeur de la dérision, de la mise à distance du destin auquel, il le sait, il ne pourra pas échapper. Ici, l’expérience de l’hôpital s’érige en matière du spectacle ; elle n’a rien de métaphorique. La situation diffère avec Marat-Sade de Peter Weiss (1), texte de 1964, où cet artiste politiquement engagé face à la chute des espérances historiques imagine, à l’asile de l’hôpital Esquirol de Charenton, un spectacle avec des personnages de la Révolution française joué par des malades mentaux sous la houlette du marquis de Sade, avec, pour public, une assemblée d’aristocrates : la revanche de la défaite post-révolutionnaire consiste justement dans cette réduction des événements de l’Histoire à leur représentation donnée par des aliénés. Peter Brook a mis en scène ce texte génial qui fut strictement interdit dans les pays communistes où l’assimilation de la société déviée des projets utopiques et réduite à un spectacle dans un hôpital psychiatrique sembla dangereuse, impossible à admettre. Les censeurs ont saisi le danger de cette assimilation du monde à un…hôpital. L’attraction pour ce cadre de pensée le confirme : la fréquence inhabituelle des spectacles à partir de la célèbre nouvelle d’Anton Tchekhov, la Salle n°6, dans laquelle un médecin psychiatre décide de partager avec son malade privilégié la salle réservée aux sujets ayant l’esprit perturbé. Il n’en ressortira plus et sera contaminé par la « maladie de la folie », pour paraphraser le titre de Marguerite Duras la Maladie de la mort : on ne sort pas indemne de pareille expérience. La maladie est contagieuse… c’est pourquoi, en Russie surtout, bon nombre de metteurs en scène se sont attaqué à ce texte emblématique : si nous sommes enfermés dans la folie, personne ne peut éviter les conséquences de cette proximité périlleuse. Voici la variante du... Pavillon des cancéreux. Qui peut guérir au coeur de la maladie ? Et comment ne pas évoquer Vol au-dessus d’un nid de coucou, film culte, sorti en 1976, de Miloš Forman, alors récent réfugié en provenance de Prague. Il sera ensuite repris sur la scène au nom de ce même constat du monde comme hôpital ou, pire encore, comme asile. Il renvoie au célèbre monologue shakespearien de Lear, convaincu que nous évoluons tous « sur ce grand théâtre des fous » (acte IV, scène 6), motif qui a fait fortune grâce à Érasme. Aujourd’hui, il se retrouve pleinement confirmé sur les scènes modernes. LA SCÈNE COMME HÔPITAL Lorsque Peter Brook est parvenu au terme de ce qu’il a appelé le Cycle du coeur, il a amorcé le Cycle du cerveau, et, en 2000, il signa un spectacle mémorable, l’Homme qui, inspiré du texte d’Oliver Sacks intitulé l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Il concevait un hôpital psychiatrique où, à tour de rôle, les acteurs représentaient tantôt les médecins, tantôt les malades. Cette permutation hospitalière renvoyait à une méditation métaphysique : les soigneurs, à tout moment, peuvent basculer du côté de ces égarés de l’esprit. Indéfiniment. Personne n’est à l’abri. Un traitement différent intervient lorsque
Ci-dessus/ above: « Carmen ». 2017. (© Carmen de Bizet - Festival d’Aix-en-Provence 2017 © Patrick Berger / Artcompress) À gauche/ left: « La dame de Pique ». Mise en scène : Lev Dodine. Opéra national de Paris, Paris. 2012. (© Elisa Haberer). “The Queen of Spades”
l’hôpital opère, lorsqu’il cesse de fonctionner comme « expérience » pour se constituer, à l’initiative du metteur en scène, en « cadre d’expérience » pour des pièces qui, initialement, lui sont étrangères. En ce sens, le motif du « monde comme hôpital » a bénéficié d’une notoriété toute particulière, car il s’agit de l’affilier à des personnages et des situations où il était absent, et auxquels, sous l’impact des événements d’une époque, il se voit coopté. Ainsi, dans le spectacle d’exception qu’est les Rois de la guerre où le metteur en scène belge Ivo van Hove réunit Henry V, Henry VI et Richard III, le public est appelé à percevoir la double expérience, celle, shakespearienne, de la lutte irréductible pour le pouvoir, et celle, actuelle, de l’hôpital. D’un côté, la couronne et le tapis rouge ; de l’autre, les lits pour blessés, les infirmières, les taches de sang. Une relation constante se noue entre les signes anciens de prestige et les signes contemporains de souffrance. Le spectacle s’appuie sur cette double assise. Elle conjugue éloignement et rapprochement, en écartant les dangers du choix unique. L’hôpital renvoie au prix à payer pour l’appétit du pouvoir. Il est le lieu sans issue où tous les assoiffés de gloire échouent. Dans les Contes africains, spectacle qui, à son tour, réunit plusieurs textes shakespeariens, Krzysztof Warlikowski procède à l’une des plus troublantes translations au nom de cette même conviction : le monde est un hôpital. Lear, le roi à l’esprit égaré, gît sur un lit ; à ses côtés se tient Cordélia, sa fille retrouvée, qui l’apaise à la faveur d’une thérapie douce pratiquée dans un hôpital improvisé où, tous les deux vaincus, ils se retrouvent réconciliés. Pas dans la lande, pas dans des extérieurs nordiques, mais au coeur d’une institution publique vouée à la « réparation » illusoire des vivants. Les personnages du « monde malade » s’associent et s’entraident avec tendresse, dans le contexte immaculé de cet hôpital… existentiel. Pour preuve de l’expansion du motif, il faut citer la représentation exceptionnelle de ce metteur en scène borderline qu’est le Hongrois Viktor Bodó : Anamnésis. Ici, l’hôpital se convertit en lieu ludique et extravagant où les infirmières dansent, les médecins copulent, où tout, génialement, comme les bouffons chez Shakespeare, renvoie l’envers grotesque d’un monde pathétique. Le monde comme hôpital se transforme en comédie musicale débridée. L’effet rafraîchissant d’un tel traitement procure, pourrait-on dire, un rire cathartique, une libération… UN LEITMOTIV INQUIÉTANT Cela peut surprendre, mais l’opéra semble plus curieux encore des rapprochements avec la maladie, surtout les maladies de l’esprit… comme si, dans l’empire rassurant de la musique, s’immisçaient les égarements modernes et s’insinuait la maladie d’Alzheimer qui menace chacun, dès que le seuil de la vieillesse est franchi. Nous découvrons des univers placés sous l’emprise de la psychiatrie et de la maladie inguérissable et déroutante : le passé s’efface et le présent reste incertain. À des degrés différents. Lev Dodin a placé le chef-d’oeuvre d’Alexandre Pouchkine, la Dame de Pique, au coeur même d’un hôpital psychiatrique, où les passions aussi bien que les défaites apparaissent comme altérées par les imprécisions de l’esprit : souffre-t-on différemment si l’on est fou ou sain d’esprit ? Le régime communiste n’at-il pas érigé l’enfermement dans les asiles comme peine infligée aux dissidents récalcitrants ? L’été dernier, au festival d’Aix-en-Provence, le metteur en scène russe d’opéra Dmitri Tcherniakov a lié Carmen à un exercice psychiatrique inspiré des vieilles techniques du psychodrame de Jacob Moreno : on sort de la maladie, pensait celui-ci, en interprétant des existences étrangères, en se glissant dans des identités autres : un couple malade sera soigné en se soumettant à l’interprétation des deux rôles, Don José et Michaela. Et, au coeur de cette expérience, intervient Carmen… Au terme de l’expérience, « la mort, toujours la mort ». Le choréographe suédois Mats Ek a situé Giselle, l’un des ballets les plus sentimentaux, dans un asile psychiatrique, de sorte que la situation de la protagoniste acquiert une dimension inquiétante, déchirante en raison même du déclin de la raison, de l’égarement de l’esprit. Le dispositif trouble et, en le voyant à l’oeuvre sur le plateau, nous ne pouvons pas ne pas penser aux réserves formulées par Michel Foucault dans Surveiller et Punir à l’égard des traitements infligés aux malades enfermés dans ces prisons sans issue. Quant à Peter Sellars, il situe Pelléas et Mélisande dans une maison médicalisée, comme si l’expérience amoureuse et son flagrant échec ne pouvait pas trouver meilleur cadre. Et, exemple emblématique, la mise en scène d’Iphigénie en Tauride, par Krzysztof Warlikowski au Palais Garnier, qui, avec Malgorzata Szcześniak, nous fait pénétrer dans une maison de retraite peuplée de vieilles femmes décoiffées, perdues et sans repères… lieu de finitude et de la vieillesse comme naufrage, plus encore que du corps, de l’esprit dépourvu de toute sécurité. Dans la mise en scène de la Walkyrie, Romeo Castellucci a également placé les personnages wagnériens au coeur d’une clinique où toute intervention médicale peut intervenir à chaque instant. Chez Castellucci, le monde comme hôpital intervient presque comme un leitmotiv inquiétant. L’hôpital et l’asile formulent des constats sans espoir sur le présent et ses protagonistes qui, sans nulle sécurité, s’enfoncent dans le brouillard de l’esprit et le malheur des maladies. No Future, certes… mais pas même de sortie de secours pour... aujurd’hui. Le monde comme hôpital permet au théâtre, de manière détournée, de formuler ce constat sans appel sur l’état du monde. Mais, admettons-le, la lucidité du diagnostic séduit malgré la difficulté de l’assumer : il ne cultive nul palliatif trompeur.
(1) Le titre exact de la pièce est la Persécution et l'assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade.