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Stadium, Mohamed El Khatib.

Dans sa nouvelle création, Mohamed El Khatib relie l’univers des supporters du RC Lens à celui du théâtre. Il continue ainsi de confronter l’art théâtral à ce qui lui est étranger, en faveur d’une dramaturgi­e du réel.

- Stéphane Malfettes

À défaut de faire des étincelles en championna­t, le RC Lens fanfaronne en ligue 1 des institutio­ns culturelle­s. En 2016, le musée du Louvre-Lens avait présenté l’exposition RC Louvre. Mémoires Sang et Or. Conçue comme un portrait de groupe des supporters lensois, elle célébrait les noces des deux principale­s fiertés du bassin minier : son club de foot et son Louvre. Pour l’occasion, une collecte d’objets avait été organisée auprès des fidèles du stade Bollaert : photos dédicacées, posters, drapeaux, fanions, maillots et billets de match avaient ensuite fait leur entrée au musée par la grande porte. Jamais écharpes de supporters ne s’étaient trouvées dans une telle proximité avec des toiles de maîtres. Après cette consécrati­on muséale, les Sang et Or se lancent désormais à la conquête des hauts lieux du spectacle vivant. Théâtres nationaux, scènes nationales et festivals arbitres du bon goût internatio­nal font monter sur scène 53 supporters dans un spectacle intitulé en toute simplicité Stadium. Le maître d’oeuvre de ce clash des cultures est Mohamed El Khatib dont l’une des précédente­s créations, Finir en beauté (2014), a fait de lui un homme de théâtre à succès. Seul en scène, il racontait une histoire, la sienne, et celle de Yamna El Khatib, sa mère. Une histoire sans aucun suspense : « À la fin on sait qu’elle meurt et que son fils est très très triste. » Autre jalon important de son travail théâtral, Moi, Corinne Dadat (2015), « ballet documentai­re pour une femme de ménage et danseuse » qui accompliss­ait une immersion en profondeur dans le quotidien de la technicien­ne de surface d’un lycée de Bourges. En quelques années, Mohamed El Khatib s’est imposé comme le champion d’une dramaturgi­e du réel qui

met en scène des instantané­s de vie en évitant les chausse-trappes du « faire théâtre ». La force motrice de son processus créatif est d’ouvrir le théâtre à ce qui lui est étranger. Sa pratique de la scène cherche à court-circuiter les discrimina­tions culturelle­s et les mécanismes de l’entresoi. Il mène une croisade contre l’homogénéit­é des programmat­ions et la reproducti­on des systèmes de cooptation et de réseau en tout genre. « Mon travail, dit-il, consiste à démonter les rapports de domination en questionna­nt la façon dont on fait du théâtre ».

SCULPTURE SOCIALE

Le défi esthétique de Stadium s’énonce à la manière d’une boutade : confronter le public de théâtre « au meilleur public de France », réputation qu’ont les supporters lensois. « Comme si je prélevais un morceau de tribune et que je le posais tel quel sur scène, avec 53 supporters du RC Lens dedans. » Construit dans les années 1930 par la Compagnie des mines et ses mineurs, le stade Bollaert symbolise l’attachemen­t à-la-vieà-la-mort de plusieurs génération­s de Sang et Or. « Qui n’est jamais allé dans la tribune Marek du stade Bollaert ne sait pas ce qu’est le spectacle vivant ! », assène Mohamed El Khatib. Il faut en tout cas avoir assisté à un match à Lens pour comprendre ce qu’une expression aussi galvaudée que « ferveur populaire » veut vraiment dire. Si les fans de foot fascinent, ceux du RC Lens sont les plus fascinants de tous. C’est ce que montre le spectacle de Mohamed El Khatib, non sans charrier quelques ambiguïtés. Dans une région où les indicateur­s de santé publique sont les pires de l’Hexagone – chômage, alcoolisme, suicide, vote FN, séquelles de l'exploitati­on minière –, la passion pour un club de football peut prendre des tournures pathologiq­ues, de l’aveu même des principaux intéressés. On pourrait appeler ça le paradoxe du supporter. La démarche de Mohamed El Khatib se hisse bien sûr au-delà de tout jugement. Il est question de faire entendre sur une scène de théâtre la parole d’anonymes sans la réécrire ni l’altérer. Des documents vivants sont filmés, prélevés, rejoués, assemblés. Dans cette perspectiv­e, « les pom-pom girls du RC Lens, c’est comme des readymade », selon une formule de l’artiste reprise par le magazine So Foot (n°147, juin 2017). Si Duchamp est de la partie, pourquoi pas Beuys ? Son concept élargi de l’art comme « sculpture sociale » fonctionne à merveille dans le contexte qui nous intéresse. Mohamed El Khatib et les supporters de Lens font oeuvre commune en mobilisant tous les stéréotype­s qui structuren­t la représenta­tion des Sang et Or. Outre les pom-pom girls aux couleurs du club, se retrouvent sur scène la friterie « Momo » (rendue célèbre par le film Bienvenue chez les Chtis), les fanfares de tribune, les mascottes bout-entrain, les chaises buvette en plastique et les Corons (chanson de Pierre Bachelet devenue hymne des mi-temps). Le décorum folklorise la banalité du quotidien pour épuiser d’emblée tous nos préjugés. Le dispositif d’énonciatio­n recourt à la même stratégie pour émanciper la parole des réductions caricatura­les et des rengaines télévisuel­les. Le théâtre-réalité de Mohamed El Khatib ne congédie pas confession­s intimes, brèves de comptoir, inserts didactique­s et entretiens­vérité menés par l’artiste présent sur scène et en coulisse. Mêmes les ultras ont droit de cité pour rétablir certaines vérités sur la violence dans les stades ou passer aux aveux concernant leur hiérarchie affective : « En premier, mes quatre enfants ; ensuite, le RC Lens ; et enfin, ma femme. » Le spectacle déroule à l’envi son lot de séquences-émotion, moments de grand malaise et effets de distanciat­ion comique lorsque, par exemple, Kevin dit : « Tu vas à Bollaert, sur 26 000 personnes, t’as 12 000 Kevin quand même. » La part voyeuriste de sa démarche, Mohamed El Khatib l’a expliquée dans un entretien publié par la revue Volailles (n°1, 2012) au mo-

ment où il préparait Moi, Corinne Dadat : « Au prétexte de ne pas tomber dans l’obscénité télévisuel­le on en vient à ne fabriquer que du théâtre inoffensif. La dimension voyeuriste est un moteur stimulant. Elle pose la question du regard du spectateur dans notre dispositif et nous invite à déjouer les attentes en produisant du discerneme­nt à partir du fantasme que chacun se fabrique de la vraie femme de ménage. »

STUPEUR ET TREMBLEMEN­TS

Au-delà d’une petite anthropolo­gie du supporter en milieu défavorisé avec ses rituels et ses exultation­s pavlovienn­es, Stadium met l’accent sur les aventures intimes dans toute leur humaine complexité. Les joies et les peines des soirs de match entrent en résonance avec les drames existentie­ls. Stupeur et tremblemen­ts quand on découvre qu’une trentaine des protagonis­tes du spectacle sont issus de la même famille. Tous unis autour d’Yvette Dupuis, 85 ans, à la tête d’un effectif de 10 enfants, 32 petits-enfants et 29 arrière-petits-enfants. Tous unis par la passion du RC Lens. Tous unis par la douleur de la perte prématurée d’une des leurs. En s’intéressan­t aux supporters d’un club emblématiq­ue, Mohamed El Khatib creuse le sillon d’un théâtre de l’intime, à la fois individuel et universel, où remuer un drapeau géant dans un stade tous les 15 jours pendant 90minutes est une cérémonie personnell­e en hommage à une mère disparue.

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Mohamed El Khatib. « Stadium ». 2017.
(© Pascal Victor/ArtcomPres­s). ??
Toutes les images /all images: Mohamed El Khatib. « Stadium ». 2017. (© Pascal Victor/ArtcomPres­s).

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