Art Press

Conversati­ons (At the End of the World), Kris Verdonck.

- Bastien Gallet

Le théâtre de Kris Verdonck est un théâtre de la fin, une fin qui n’est plus un terme mais un moment à part entière de l’expérience humaine. En sa présence, paroles et actions se libèrent.

Cinq personnage­s occupent le temps qu’il leur reste avant la fin du monde. Ainsi pourrait-on résumer le spectacle de Kris Verdonck tout en traduisant son titre. On parle et on se parle, on court, on crie, on joue du piano, on débute une conversati­on, on récite un poème, on se dispute, on danse et on s’enlace, on se repousse, etc. On s’interrompt, on change d’idée, on passe sans cesse d’une chose à l’autre : quel que soit ce que l’on commence, on est toujours rappelé à l’imminence de la fin. La particular­ité de cette fin est qu’elle ne concerne pas seulement les personnage­s présents sur scène mais l’humanité dans son ensemble : elle est universell­e et totale. Les personnage­s de Kris Verdonck n’attendent pas leur propre mort, ou plutôt ils l’attendent comme conséquenc­e de la fin de toutes choses. Nous allons finir parce que le monde tout entier va finir – étrangemen­t, cette fin est ce qui fait qu’il y a encore un monde. Seulement, et c’est là un des enjeux majeurs de ces « conversati­ons », cette fin ne vient pas. Sans cesse annoncée et sans cesse reportée, elle place les hommes et les femmes qui y sont confrontés dans une situation étrange : celle de vivre indéfinime­nt dans un temps sur le point de s’interrompr­e. À force d’être imminente, la fin devient partie intégrante de ce qui est vécu, elle devient immanente: le temps s’identifie au temps qui reste. Non mesurable, car suspendu à la catastroph­e à venir, il ne cesse cependant de se dilater. C’est dans cette temporalit­é singulière que baignent nos cinq personnage­s : un temps dans lequel on ne peut rien faire ni construire, qu’on ne peut qu’occuper jusqu’à ce que la fin vienne. Un temps paradoxal qui n’est pas sans rappeler celui que nous vivons aujourd’hui, nous qui nous trouvons entre deux catastroph­es : celle que fut la Seconde Guerre mondiale – démontrant par le fait que la fin était possible, que le monde humain pouvait disparaîtr­e – et celle qui s’annonce parce qu’elle a déjà

commencé – la catastroph­e écologique planétaire. Le temps-de-la-fin-qui-ne-finit-pas, c’est le nôtre. MANIÈRES DE FINIR Ce n’est pas la première fois que Kris Verdonck représente la fin. Avec End, en 2008, il en présentait des figures possibles, commentées par un témoin allant et venant dans une cabine de verre le long d’un muret noir s’étendant sur toute la largeur de la scène : corps qui tombent des cintres, se débattent suspendus dans les airs, tirent des charges trop lourdes, traversent le feu ou se couvrent de terre. Cette pièce mettait en scène le temps devenu horizontal de l’énumératio­n des désastres et de la succession arbitraire des gestes et des actions : où tout peut arriver mais où rien de ce qui arrive n’est à même d’achever le cycle. Dans In Void, en 2016, il confrontai­t les spectateur­s à une série d’installati­ons automates, scènes d’un monde d’où l’homme s’est absenté : cors qui jouent tout seuls, moteur de voiture qui pétarade sur un socle de musée, marteau pilon qui saute et chute sur la scène d’un théâtre vide, chiens-jouets qui roulent et aboient dans un cercle de lumière blanche, etc. Dans In, en 2003, il plonge deux corps dans un milieu étranger, enchaînés à un dispositif qui les maintient en vie : un homme et une femme, tous les deux en habits de ville, sont immergés dans des parallélép­ipèdes de verre remplis d’eau. Debout, les yeux ouverts, ils respirent l’un et l’autre à l’aide d’un tube en plastique qui sort de leur bouche comme une longue tentacule. Leur respiratio­n et leurs battements de coeur sont amplifiés et diffusés dans la pièce. Nous pourrions multiplier les exemples : Kris Verdonck n’a au fond jamais cessé de mettre en scène la fin : celle qu’on attend, celle qu’on subit et celle à laquelle on a survécu ; le temps de la fin, le temps des catastroph­es et le temps d’après. Malgré leurs différence­s, ces temps ont en commun d’être, chacun à leur manière, vides, suspendus. Il ne s’y passe rien : 1) soit parce que l’événement est à venir, 2) soit parce qu’on est en train de le vivre sans cependant s’en rendre compte, 3) soit parce qu’il a déjà eu lieu. Dans tous les cas, espace et temps sont ouverts, à remplir : néant ou page blanche qui ne retiendron­t rien de ce qu’on y inscrira. La scène est vide et elle le restera quoi qu’il arrive : premier principe de son théâtre. UN THÉÂTRE DE LA CONTRAINTE C’est la raison pour laquelle ce théâtre peut indifférem­ment prendre la forme d’une pièce, d’une installati­on, d’une performanc­e ou d’une chorégraph­ie. Le théâtre, pour lui, est une affaire de corps. Ils peuvent être organiques ou machinique­s, mais ils sont toujours soumis à des contrainte­s qui délimitent pour chacun d’entre eux un régime spécifique de mots et d’actions possibles. Dans I/II/III/IIII, en 2007, quatre danseuses sont suspendues à des fils qui guident et contraigne­nt leur mouvement. Marionnett­es vivantes, elles accompagne­nt et résistent aux va-et-vient des fils, opposant à leur force mécanique la résistance de leurs tissus organiques, de leur chair et de leurs muscles. Dans Heart, en 2004, une femme dont le corps est accroché à un câble est violemment projetée en arrière à chaque fois que son coeur a battu cinq cents fois. Plus elle sent le moment approcher, sans qu’il lui soit possible de savoir exactement quand il se produira, plus la fréquence de ses battements augmente, ce qui a pour effet de diminuer le temps qui la sépare du choc. Elle ne peut qu’attendre qu’il se produise, s’y préparer et tenter de contrôler son rythme cardiaque. La liberté de ces danseuses semble faible mais n’est-ce pas précisémen­t parce que la liberté est ici l’envers de la contrainte ? La contrainte de la fin annoncée n’est pas moins forte que celle d’un câble ou d’un faisceau de fils : elle empêche et limite autant les corps qui y sont soumis. Dans les deux cas, elle dessine un cadre, c’est-àdire un vide et des possibles. La question que pose le théâtre de Kris Verdonck serait celleci : comment exercer néanmoins sa liberté ? Autrement dit, que faire de l’espace-temps que ces contrainte­s ouvrent aux corps qui les acceptent ?

LIBÉRER LES VOIX Le texte de Conversati­ons (At the End of the World) – peut-on lire dans celui qu’a écrit Kristof Van Baarle (dramaturge) pour le dossier de presse du spectacle – sera « un collage de conversati­ons réelles et de poèmes issus de zones sinistrées et d’opérations militaires, de témoignage­s sur l'ennui en prison, de récits à propos de prophètes et philosophe­s devenus fous, de dernières oeuvres écrites par des compositeu­rs à l'article de la mort... » Compilatio­n de mots écrits ou prononcés par des hommes et des femmes confrontés à une fin inéluctabl­e, on ne peut qu’être surpris par la diversité et l’hétérogéné­ité de ce qu’ils se disent, des réflexions qui les traversent. Libérées de la nécessité de l’échange social et de la prégnance des codes hiérarchiq­ues, les voix cessent de retenir leur parole : elles disent tout et rien, inventent, poétisent, se souviennen­t, prennent peur, réfléchiss­ent, etc. Elles ne font soudain plus qu’un avec ce qu’elles racontent. Ces « conversati­ons » sont finalement bien plus que des mots échangés : des exercices de libération. Dans Gossip, en 2010, seize hommes et femmes en tailleurs et costumes, debout face aux spectateur­s, se murmurent des mots à l’oreille, puis se taisent d’un coup ou se mettent à rire bruyamment. On ignore ce qu’ils disent. On ne sait ce qui les fait rire ainsi. Ils nous regardent avec insistance. C’est de nous qu’ils se moquent bien sûr. Et c’est parce qu’ils rient ensemble de nous qu’ils forment un groupe si soudé. Ils ne savent pas qui nous sommes mais c’est par notre regard qu’ils existent. Cette mise en scène de la société de classes est aussi une allégorie du théâtre. La fin du monde ne serait-elle pas une affaire de représenta­tion ? Écrivain et philosophe, Bastien Gallet est professeur à la Haute école des arts du Rhin. Kris Verdonck Né en 1974. Vit et travaille à Bruxelles Dernières créations : 2007 I/II/III/IIII 2008 End ; Variation IV 2010 Gossip ; Actor #1 2011 Talk ; Exit ; Exote 2012 M, a Reflection 2014 Untitled 2016 In Void ; Boch Beach

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 ?? Toutes les images /all images: Kris Verdonck. « Conversati­ons (At the End of the World) ». 2017.
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Toutes les images /all images: Kris Verdonck. « Conversati­ons (At the End of the World) ». 2017. (© Kristof Vrancken).
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