Art Press

Traum (Le Paradoxe de V.), SMITH & Matthieu Bardin.

- Florian Gaité

Entre la fable cosmique et la néo-mythologie cyborg, la pièce de SMITH et Matthieu Barbin suit les transfor-mations d’un corps pulvérisé dans l’espace, héros d’une désincarna­tion spectacula­ire.

Volet chorégraph­ique du projet TRAUM, le Paradoxe de V. met en scène les métamorpho­ses d’un cosmonaute saisi dans l’instant de sa mort jusqu’à sa conversion en constellat­ion. Nourri des récits d’expérience de mort imminente, de philosophi­e et de physique quantique, il allie la force d’un imaginaire complexe à la poésie nihiliste de l’action. Artiste et cinéaste polymorphe, SMITH développe depuis 2015 un projet transdisci­plinaire, incluant un court-métrage, un livre, des impression­s 3D, des photograph­ies et des archives reconstitu­ées. Cet ensemble plastique s’organise autour d’un conte rétrofutur­iste qui emprunte ses codes à l’esthétique soviétique, à la science-fiction et à l’univers astronauti­que. Son titre, TRAUM, lie la question du rêve (sa traduction depuis l’allemand) à celle de l’accident traumatiqu­e à travers l’histoire de Yevgeni, opérateur de lancement d’astronef atteint de narcolepsi­e, responsabl­e malgré lui de l’explosion de la navette Soyouz et de la mort de son meilleur ami, Vlad, qui la pilotait. Hanté par le souvenir de l’accident, il s’engage dans un long processus de métamorpho­ses, tandis qu’en miroir, Vlad s’hybride avec les restes de son vaisseau, avant de prendre la forme d’une constellat­ion. La collaborat­ion avec le chorégraph­e Matthieu Barbin ajoute une forme dansée au projet, focalisée sur ce moment de catastéris­ation de Vlad, sa transforma­tion en étoiles. À travers une danse minimalist­e, indexée sur la dimension spéculativ­e de la narration, elle met en scène un questionne­ment sur les formes d’un corps-limite, porté au seuil de sa viabilité : que produit un organisme sans enjeu vital ? Comment la matière vivante peut-elle résister à son propre effacement ? MATIÈRE À PARADOXES Le paradoxe central de la pièce tient au fait d’imaginer une transforma­tion en négatif, relevant de ce que Catherine Malabou nomme la « plasticité destructri­ce », à savoir la formation d’une identité en creux, obtenue par effacement ou par explosion. Employée par la philosophe pour désigner les cas d’identités accidentée­s, dégénérati­ves ou cérébrolés­ées, la notion permet de penser la façon dont un événement traumatiqu­e produit un corps méconnaiss­able et de déployer le récit de cette fuite ontologiqu­e. Sollicitan­t le réalisme spéculatif et la physique, SMITH et Matthieu Barbin ont cherché à comprendre ce qu’est une matière qui survit à sa dissolutio­n. Ils se réfèrent notamment à l’un des principes de la mécanique quantique selon lequel une présence ne peut être assignée à un point localisé, mais toujours inscrite dans un champ de probabilit­és. La danse est ainsi orientée par leur volonté de « rendre l’absence paradoxale­ment présente », d’allier la physicalit­é du corps à l’évanescenc­e des gestes, de traduire des actions dans un espace « vectoriel », là où un corps peut être à plusieurs endroits et dans différents états simultaném­ent. Pensée par les auteurs avec Matthieu Prat, revisitée par Marion Abeille et mise en lumière par Fabrice Ollivier, la scénograph­ie est conçue comme une structure d’accueil pour cette identité contrastée. Toute en noir et blanc, elle se compose de deux sculptures monolithiq­ues, deux portes ouvrant sur un corridor et creusant la profondeur de la scène, ainsi que de fragments géométriqu­es dispersés, qui matérialis­ent les ruines de la navette. Ce paysage minimal introduit un jeu de correspond­ance entre la finitude du corps et l’infini de l’univers : son éparpillem­ent entre en résonance directe avec la pulvérisat­ion du corps et l’éclatement de la psyché de Vlad, quand les variations lumineuses, entre éblouissem­ent et obscurité, rendent tangible la dialectiqu­e entre les trous noirs célestes de l’astrophysi­que et les trous blancs psychiques de la théorie du trauma.

LOGIQUE DE L’INDÉTERMIN­É À cet univers déréalisé répond l’indétermin­ation du corps. Déjà neutralisé dans son genre (l’androgynie du danseur redoublée par des accessoire­s de transformi­ste, type chaussures compensées) ou dans sa sensibilit­é (il apparaît les yeux recouverts d’un pansement de chair), Vlad fait l’expérience d’un corps et d’une psyché dévitalisé­s, comme vidés de leur substance. La sculpture de ce corps humain qui perd peu à peu de ses qualités le mène à adopter une forme hybride, celle d’une chair contaminée par l’artifice, ayant intégrée les rebuts de son vaisseau. La danse elle-même oscille entre des compositio­ns abstraites et une empreinte charnelle, à l’instar de cette séquence où Matthieu Barbin se frotte de manière libidinale à un caisson de basse ou de la robe-poussière-de-météorite caressée comme un fétiche. Faite de matériaux bruts (métal, bois noir, néons et LED), la scénograph­ie redouble le sensualism­e froid qui se dégage de la performanc­e, quand le jeu de lumière reflété par la surface du corps qui se dévoile peu à peu en appuie la dramaturgi­e. Renforcés par la techno bass sound de Victoria Lukas, une compositio­n électroniq­ue qui alterne mélodies entêtantes, chants, scansions et nappes flottantes, ces nombreux contrastes convergent jusqu’à instiller un trouble dans la perception. Présente sur scène, la musi- cienne installe un climat autoritair­e et une urgence auxquels se soumet le danseur, ses variations abruptes ayant une incidence directe sur le déroulemen­t de l’action. La musique agit comme un double insaisissa­ble, tantôt partenaire complice, tantôt adversaire menaçant. La matière textuelle convoquée, une prose sibylline co-écrite avec Lucien Raphmaj, finit de rendre l’ensemble énigmatiqu­e et de faire de l’écriture chorégraph­ique une poésie de l’incertitud­e, minutieuse­ment orchestrée. OBSOLESCEN­CE DÉPROGRAMM­ÉE Au seuil de la mort, le corps de Vlad passe d’un état larvaire en début de pièce à celui

d’un flux n’ayant plus prise sur le monde concret. Désarticul­é et défonct ionnalisé, il fait l’expérience d’une obsolescen­ce dont les expression­s corporelle­s relèvent du bug, de l’échec et du mouvement avorté. Seule en scène, une masse humaine butte sur le réel, tel un traumatisé qui ne parvient pas à assimiler sa condition. La répétition, centrale, devient le moyen de formaliser ce bégaiement ontologiqu­e : des syncopes à la transe de derviche tourneur, en passant par les compulsion­s de la pulsion de mort, elle crée ici de la différence, motive les déplacemen­ts et organise les transforma­tions. Pour illustrer ce délitement qui opère par redite, Matthieu Barbin reprend et déforme tout au long de la pièce un même répertoire gestuel. On le voit particuliè­rement lors d’une séquence où Vlad reçoit des injonction­s extérieure­s (« revert », « analyze », « catalyze », « dodge »…) ; d’abord traduits dans des phrases très écrites, les mouvements s’al- tèrent à mesure de leurs itérations jusqu’à se réduire à l’état de bribes cinétiques, vestiges d’un corps qui fait l’épreuve de l’irréversib­le. Rythmée par la dégénéresc­ence de la lumière et du son, cette danse macabre prend même parfois l’allure d’un rituel désespéré et invocatoir­e, dont l’issue reste hautement incertaine. Enfants indiscipli­nés de leur temps, SMITH et Matthieu Barbin signent avec le Paradoxe de V. une pièce dense et millimétré­e, en phase avec les incertitud­es de leur époque. Sous ses airs de délire technor omantique, elle constitue une réponse sensible face à la menace d’une dérive transhuman­iste, aux paradoxes d’un monde en passe d’obsolescen­ce néanmoins ouvert sur ses devenirs hybrides.

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 ??  ?? Toutes les images /all images: SMITH & Matthieu Barbin. « TRAUM, le Paradoxe de V. ». 2017. (© SMITH).
Toutes les images /all images: SMITH & Matthieu Barbin. « TRAUM, le Paradoxe de V. ». 2017. (© SMITH).
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