Crumbling Land, Puce Moment (Nicolas Devos & Pénélope Michel).
Avec Crumbling Land, Nicolas Devos et Pénélope Michel livrent un deuxième spectacle qui mêle musique électronique, chant lyrique et installation plastique. Inspiré par la Laponie finlandaise, cet objet hybride vibre entre art et science, nature et technologie, passé et présent.
Pour Nicolas Devos et Pénélope Michel, la musique n'est pas un produit comme les autres, prêt à être consommé à volonté une fois le disque mis en vente. Le son est pour eux matière, texture. Ils en font des paysages sonores, distillés dans la mesure du possible de façon unique, dans une salle de concert immersive. Adeptes des formes hybrides, ils créent avec Crumbling Land leur deuxième spectacle, un véritable voyage visuel et sonore. LABORATOIRE En 2005, le duo fonde Cercueil, groupe électro-pop rapidement salué par la critique. Même si leur musique possède un ton éclectique plutôt libre, sa production est tout de même cadrée par les formats de l'industrie du disque. En parallèle, ils inventent un lieu d'expérimentation, qu'ils baptiseront Puce Moment. Ce laboratoire leur permet de sortir du format de la chanson, mais aussi de créer en relation avec l'image, dans une dimension plus performative. Le travail sonore s'associe alors à un travail visuel, que ce soit par le biais de films musicaux ou dans le cadre de ciné-concerts, sur des films de Buster Keaton, Ozu ou David Lynch. Le nom même de Puce Moment, qui renvoie à l'idée de créer des « moments », éphémères et uniques, est aussi un clin d’oeil au court-métrage de Kenneth Anger, réalisateur expérimental américain. Pourtant, le rapprochement avec le cinéma s'arrête là, car, sur les écrans de Puce Moment, les histoires ne se déroulent pas selon un fil narratif. Dans ses dispositifs immersifs, le duo s'amuse au contraire à remettre en question le rapport du spectateur avec la narration, le récit et son plus petit composant à l'écran, l'image. Dans Vidéo Dada (2009), vidéo-concert créé à partir de vidéos musicales des années 1980, les images ancrées dans les mémoires apparaissent sous un jour inédit, à grand renfort de ralentis, zooms, d'assemblages originaux et bien sûr de sonorités nouvelles. L'une des caractéristiques de Puce Moment est de produire de l'éphémère. Qu'ils collaborent avec des chorégraphes
comme Christian Rizzo ( De quoi tenir jusqu’à l'ombre, 2013, Syndrome Ian, 2016...) ou Mylène Benoit ( Notre danse, 2014, l’Aveuglement, 2016) ou composent spécialement pour un ciné-concert, la musique est indissociable des vidéos et des corps qui se produisent sur scène. Chaque « apparition » est d'ailleurs numérotée, car entièrement conçue pour un événement. Même lorsqu'ils décident en 2013 de sortir un album de Puce Moment (qui ne nécessite cette fois ni images projetées ni performance scénique), Nicolas Devos et Pénélope Michel le composent d'une traite, en quinze jours, enfermés dans une maison à la campagne. Pourtant, ces dernières années, cette démarche a évolué vers des formats plus reproductibles. En 2014, ils invitent le performeur Gaëtan Rusquet à les rejoindre pour créer un ciné-concert-performance : la Lenteur. Sur scène, trois écrans forment une sorte d'installation, dans laquelle évolue le performeur, entouré des deux musiciens. La musique s'accorde aux images, et les gestes y répondent ou s'y opposent dans un jeu de va-et-vient qui mène à s’interroger sur l'identité et sur la mémoire. FORMAT HYBRIDE Trois ans après la Lenteur, Crumbling Land aborde de nouveaux rivages. Dans ce spectacle, la musique, toujours composée de sons électroniques et de manipulations multiples, se mêle cette fois aux voix de deux chanteuses lyriques. Celles-ci endossent le rôle de personnages d'un opéra empreint à la fois de mythologie et d'enjeux actuels. À partir d'éléments choisis par Nicolas Devos et Pénélope Michel, le dramaturge Youness Anzane a écrit une courte fiction d'où se dégage un certain rapport à la nature et à la magie, auquel se heurte un regard contemporain. Crumbling Land (littéralement « les terres qui s'effritent ») évoque un combat entre deux femmes : l'une, députée européenne, aide de gros investisseurs à mettre la main sur un territoire sami − peuple éleveur de rennes habitué à transhumer sur un territoire traversant le nord de la Finlande, de la Norvège et de la Suède ainsi que le territoire russe de la presqu'île de Kola −, l'autre, chamane, est connectée à un Esprit naturel, qui prendra la défense de son territoire. EN TEMPS RÉEL Entre elles, le soleil, symbole de la vie, continue de « briller » sans se préoccuper de ce qui agite l'humanité. Placé au centre de la scène, un écran circulaire noir de 4,5 mètres de diamètre joue le double rôle de scénographie et de troisième personnage. Plus qu'un décor, Black Sun est une installation visuelle et sonore, reliée à un logiciel de vidéo générative programmé par le plasticien Antoine Schmitt. Ce logiciel interprète des don- nées venues tout droit de l'observatoire de géophysique de Sodankylä, en Laponie finlandaise, rendant compte du mouvement des vents solaires qui créent les aurores boréales lorsqu'ils entrent en contact avec les champs magnétiques terriens. Les intensités électromagnétiques enregistrées sont transformées en chiffres de quatre types, qui déterminent à la fois la vitesse de déplacement des pixels visibles à l'écran, leur comportement, le regroupement ou l’écartement entre eux. Une des données agit enfin sur une zone d’absorption des pixels dont la taille augmente et diminue en fonction de l’amplitude de la fluctuation des chiffres. En plus de modifier le mouvement des pixels sur leur perpétuelle trajectoire de l'extérieur vers le centre du cercle, chaque paramètre visuel génère aussi du son. Les paramètres se croisant, des mélodies et accords peuvent surgir... ou pas ! Hors de contrôle, le logiciel peut resté figé si le soleil n'est pas assez actif (ce qui n'est pas arrivé pour l'instant...). Cet aspect organique et en constante transformation du dispositif enchante Nicolas Devos et Pénélope Michel, adeptes d'éphémère et d'aléatoire. Il donne à l'installation-personnage une autonomie, l'inscrit dans le présent et le vivant. Au sein du récit qui se répète de représentation en représentation, ce soleil noir sous-entend également une continuité, la présence d'un ailleurs réel et concret qui existe avant et après le spectacle. Cet ailleurs est plus précisément situé à 300 kilomètres au-dessus du cercle polaire, là où vivent les Samis. Au fil des siècles, ce peuple du Grand Nord a lui aussi subi les assauts de la colonisation, au vu de ses frontières effacées et ses coutumes changées par la suprématie occidentale. Ceux qui sont restés sur les terres de leurs ancêtres doivent aujourd'hui composer avec les exploitations minières, forestières ou énergétiques qui restreignent leurs pâturages et contraignent leurs déplacements. Puce Moment n'a pas d'ambition documentaire ou militante, mais le spectacle a été inspiré par les problématiques bien réelles d'un territoire où se côtoient traditions chamaniques, sciences les plus pointues et conflits économiques contemporains.
Pascaline Vallée est journaliste et critique d’art. Puce Moment Duo fondé en 2005. Vit et travaille à Paris. 2013 Puce Moment #12 (1er album); De quoi tenir jusqu’à l’ombre (Christian Rizzo) 2014 La Lenteur ; Notre danse (Mylène Benoit) 2015 Ad Noctum (Christian Rizzo) 2016 Syndrome de Ian (Christian Rizzo) , l’Aveuglement (Mylène Benoit)