Art Press

Frederika Amalia Finkelstei­n survivre ; François-Henri Désérable jeux de masques

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Frederika Amalia Finkelstei­n Survivre Gallimard, « L’Arpenteur », 144 p., 14 euros

Comment vivre avec les morts, ceux du Bataclan et d’Alep? Comment supporter la liste interminab­le de noms que Wikipedia tente de classer dans de précaires catégories (victimes de massacre, tuerie, attentat) ? « Je n’ai jamais cru à un monde meilleur, mais la violence que nous sommes en train de vivre – en France, en Europe, cette violence-là me tue. » Tels sont les premiers mots d’Ava, héroïne de Survivre, second roman de Frederika Amalia Finkelstei­n. Ava erre entre son travail dans un Apple Store des Champs-Élysées et les cafés, arrimée à son smartphone. Elle fait partie de cette jeunesse dont la vision du monde a été profondéme­nt modifiée par les écrans et le déferlemen­t des nouvelles sanglantes en temps réels qu’ils permettent. Ava porte les deuils d’inconnus, est obsédée par les attentats du 13 novembre 2015 et les photograph­ies qui ont immédiatem­ent circulé sur les réseaux sociaux. Elle a regardé les images des corps dans la fosse du Bataclan jusqu’à pouvoir en restituer mentalemen­t les moindres détails. « Quand je revois ces corps troués, déchiqueté­s, abandonnés dans des positions humiliante­s, quand je revois cette boucherie dans ma mémoire: j’ai la haine. » Ce livre pose avec une brutale intensité la question de la fascinatio­n, du pouvoir des images dont il faudrait nous affranchir pour prendre la mesure du monde et de ses atrocités. Frederika Amalia Finkelstei­n ne cède ni au lyrisme compassion­nel, ni à l’émotion générale et elle se tient loin de toute tentative d’explicatio­n : « À la question : “qui est coupable”, cependant, me voilà toujours incapable de répondre », écrit-elle. Pour beaucoup, cette phrase est inaudible : nous aurions évidemment des noms de coupables à citer. Il ne faut pourtant pas croire que ce livre joue le détachemen­t, bien au contraire, la colère et le dégout d’Ava n’épargnent personne : « J’étais traversée par des pensées infâmes; j’en voulais à la vie, à la mort, à la peur, à mon pays, à l’Europe, à mon téléphone, à mon ordinateur, aux politiques véreux, aux guerres sales, longues, injustes, à mes défauts, à ma famille, au présent, au passé, aux terroriste­s et aux soldats – tous des malades […]. » Mais l’auteure nous demande aussi de penser au-delà de notre indignatio­n et de notre peur ; au fil du roman, elle tente de demander « pourquoi » plutôt que « qui ». Ce livre se donne pour tâche inouïe de dire la violence, et d’en restituer le choc et la stupéfacti­on. L’auteure s’établit face à l’horreur, elle n’esquive rien, n’enjolive rien. La précision et la netteté de son écriture ne nous épargnent pas; elle épouse le rythme fou de l’obsession, nous plonge dans ses ressacs jusqu’à l’insoutenab­le. Mais l’obsession est, aussi, ce à quoi nous contraigne­nt les médias et les réseaux en imposant leur vitesse: l’info-zapping empêche souvent le développem­ent de toute pensée critique, nous subissons parfois le monde plus que nous ne le pensons. Nous pourrions alors nous demander quel geste l’auteure tente de fonder: pourquoi réitère-t-elle le constat glaçant, terrible de toutes ces atrocités? Que se passe-t-il lorsqu’une photograph­ie de la fosse ensanglant­ée est décrite par le menu? La question ne se veut pas morale, il n’est pas ici question de statuer sur ce qu’il convient de dire et de montrer mais de se demander ce que la littératur­e propose face à l’horreur. Oui, l’art doit prendre en charge la violence du monde mais plutôt que de la reproduire, nous lui demandons désormais de la penser.

Hélène Giannecchi­ni

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