Art Press

Emmanuel Saulnier Paris-Tokyo A/R.

Palais de Tokyo, Paris, 3 février - 8 mai 2017 Le Forum / Ginza Maison Hermès, Tokyo, 14 juillet - 31 octobre 2017

- Anaël Pigeat

À Paris avec Black Dancing, et à Tokyo avec ATM, Emmanuel Saulnier a composé deux exposition­s qui se répondent. Inspirées par la musique de Thelonious Monk, elles sont aussi comme deux interpréta­tions d’un même morceau, et le moment nouveau d’une recherche artistique qui se poursuit depuis plus de quarante ans. Black Dancing et ATM sont deux courbes d’une même boucle qui s’est déployée entre Paris au Palais de Tokyo, et Tokyo à la Fondation Hermès. Ce sont aussi deux interpréta­tions d’une partition avec des tonalités un peu différente­s, l’une sombre et l’autre plus lumineuse. Elles se développen­t chacune en trois temps ; la fin de l’une est le début de l’autre. L’une et l’autre nous renvoient à nous-mêmes et à l’altérité, à l’espace et à la lumière, à la sculpture et à la musique, à la croyance et à l’inconscien­t. Thelonious Monk est leur étoile commune. Au Palais de Tokyo, Black Dancing était un théâtre. Emmanuel Saulnier l’avait élaboré dans un dialogue avec Katell Jaffrès. Un peu à l’extérieur de l’espace d’exposition, le visiteur était attiré comme dans une parade par une sculpture qui semblait flotter sur le sol : Keys, neuf tubes de verre emplis d’eau, retenus par des agrafes en verre également, et posés sur un socle de livres noirs ; comme il le dit, ces tubes sont des « socles de pensée ». Pour un artiste qui est à la fois préoccupé de religion et anarchiste, peut-être sont-ils aussi des livres, des livres en rouleaux, inspirés de l’Asie ou bien de la Torah ? Le pyrex dans lequel ils sont faits est luimême fabriqué à partir de bois brûlé. « Au fond de la transparen­ce, il y a une opacité. » Après la lumière de l’entrée, dans une obscurité mélancoliq­ue, des Bul de nuit flottaient dans la première salle, nasses à poissons fabriquées en Turquie, suspendues, dont la forme évoquait des lampes de mosquée qui seraient tombées à hauteur d’homme. Elles vacillaien­t avec les courants d’air et les pas des visiteurs qui faisaient craquer des morceaux de bitume noir posés sur le sol. L’odeur de ce dallage imprégnait aussi le regard. C’est de là que l’on entrait dans la grande alcôve, comme devant une sorte de scène, pour contempler un immense paysage jouant avec le vide, Black Dancing, danse macabre dessinée par des formes noires et serpentine­s. Depuis trois ans, Emmanuel Saulnier a rassemblé des centaines de morceaux de bois trouvés dans quatre endroits en France, il les a travaillés avec les outils du sculpteur, cuits et imprégnés d’un mélange d’encre de Chine. Accrochés tout autour de la salle, ces bois devenus corps s’enlaçaient, se battaient et se débattaien­t dans une lutte avec le passage du temps, vers minuit, à l’heure où les musiciens de jazz se retrouvaie­nt après les

concerts pour improviser, des heures indiquées par quatre paires d’aiguilles de verre longues de plusieurs mètres, soufflées par des verriers avec qui Emmanuel Saulnier travaille depuis de nombreuses années, lévitant sur chaque mur comme quatre horloges fantomatiq­ues, et à peine retenues par quelques pointes métallique­s. Dans cet espace était interprété un air sombre de liberté et de combat. À Tokyo, ATM est une musique plus lumineuse. À peine quelques mois plus tard, cette nouvelle exposition reprend le morceau là où on l’avait laissé. Mais cette fois, l’oeuvre tisse un dialogue étroit avec le bâtiment inspiré de Pierre Chareau, construit par Renzo Piano pour Hermès. Ses façades sont entièremen­t composées d’une peau en pavés de verre assemblés par des joints souples répondant à des normes antisismiq­ues, ce qui donne à cet édifice aux angles arrondis une étonnante souplesse. Baignée par les variations de la lumière, de la clarté du jour aux stridences colorées des néons, la nuit, toute l’exposition vibre avec le temps. Dans le premier Tempo, les silhouette­s des bois font remonter à la mémoire les souvenirs de Black Dancing. Tous n’ont pas été réinstallé­s sur cette surface plus restreinte, deux murs seulement – les deux autres étant les façades du bâtiment. Fixés par des pointes comme des papillons, on imagine que ces bois pourraient s’envoler et se poser sur les lignes des pavés de verre pour échapper aux intrigues indéfinies qui se jouent sur les murs. Les aiguilles de verre dessinent un graffiti discret,

ATM, pour À Thelonious Monk, qui rebondit d’un mur à l’autre, comme un écho rythmé par des baguettes de batterie. Reiko Setsuda, commissair­e de l’exposition, a fait à Emmanuel Saulnier la remarquabl­e propositio­n d’intégrer au parcours une sélection d’oeuvres de sa collection personnell­e, portrait indirect du couple qu’il forme avec Catherine Strasser. L’accrochage a été pensé en quelques thèmes qui le préoccupen­t, comme la sculpture, la lumière et la forme, et ponctué par ce qu’il appelle des « objets de réflexion » et d’anciens catalogues ou- verts à des pages qui prennent parfois un sens particulie­r bien des années plus tard. Ce deuxième temps de l’exposition montre des histoires d’amour avec une communauté d’artistes : Adam Saulnier, le père, peintre qui a aussi été l’un des premiers critiques d’art à la télévision, JeanMichel Alberola, Gérard Traquandi, Fabrice Hyber et d’autres moins connus comme Magdi Senadji et Gérald Thupinier. Et puis les génération­s se mêlent grâce à la présence de très jeunes artistes comme Maha Kay, Zach Barouti, Steeve Bauras, Mikael Monchicour­t, tout juste sortis de l’École des beaux-arts, avec qui Emmanuel Saulnier a quotidienn­ement mené un travail de formation et de partage dans son atelier. Le troisième temps évoque encore une autre partie de l’oeuvre à travers trois sculptures disposées en une ligne comme trois notes. Ici, Keys évoque plutôt les touches d’un clavier et les clefs d’une partition. Il n’y a toujours pas d’images mais des corps dans les reflets. Avec ses deux plateaux percés en acier inox, l’un soulevé par l’autre, traversé par des pointes tournées vers le haut, Trans renvoie à l’infini les visages de ceux qui s’y penchent. Et Bul, comme Bul de nuit au Palais de Tokyo, fait de nasses à poissons d’Istanbul, arrimé au sol par une forme de verre soufflé et encré, danse dans une nouvelle ronde. Parmi les déchiremen­ts ou les contradict­ions qui s’affrontent chez Emmanuel Saulnier, une rencontre a lieu ici entre une certaine présence du monde méditerran­éen, et celle de l’Extrême-Orient, comme dans un saisisseme­nt.

 ??  ?? « Bul ». Vue de l’exposition « ATM », Le Forum, Tokyo. 2017. (Court. Fondation d’entreprise Hermès ; Ph. Nacása & Partners)
« Bul ». Vue de l’exposition « ATM », Le Forum, Tokyo. 2017. (Court. Fondation d’entreprise Hermès ; Ph. Nacása & Partners)
 ??  ?? « Bul de nuit ». Vue de l’exposition « Black Dancing ». Palais de Tokyo, Paris, 2017. (Ph. S. Bauras)
« Bul de nuit ». Vue de l’exposition « Black Dancing ». Palais de Tokyo, Paris, 2017. (Ph. S. Bauras)
 ??  ?? « Keys ». Vue de l’exposition « ATM », Le Forum, Tokyo. 2017. (Court. Fondation d’entreprise Hermès. Ph. Nacása & Partners)
« Keys ». Vue de l’exposition « ATM », Le Forum, Tokyo. 2017. (Court. Fondation d’entreprise Hermès. Ph. Nacása & Partners)

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