Bertrand Leclair labyrinthe romain ; Philippe Vilain la vérité du mensonge
Bertrand Leclair Perdre la tête Mercure de France, 256 p., 19,50 euros
Un livre qui ne nous fait pas perdre pied ou perdre la tête, qui ne désarme pas nos certitudes est étranger à ce qu’on appelle littérature. Non que celle-ci soit logée à l’enseigne de critères qui la définissent, mais parce que le lecteur fait l’expérience de la littérature lorsqu’il rencontre un univers qui électrise ses sens. Perdre la tête, le dernier roman de Bertrand Leclair, auteur notamment de Malentendus et Par la ville, hostile, réalise ce que le titre annonce. Portant l’art du roman comme « mentir-vrai » à ses sommets, Perdre la tête construit une vertigineuse fiction autour de l’amour fou, des transports érotiques et psychiques. Pris dans une lecture infinie des signes, cloué sur son lit d’hôpital, le narrateur Wallace déroule le labyrinthe de sa vie à Rome, l’opacité de sa passion pour Giulia, laquelle culmine dans le geste insensé d’une décharge de balles que sa maîtresse lui décoche dans le genou. Montée vers l’extase et descente vers l’abîme ne font qu’un dans ce monde où tout bascule dans l’indéchiffrable. Un parfum vénéneux en- veloppe ces pages qui nous plongent dans les catacombes de l’esprit humain. Les faits importent moins que l’écheveau d’hypothèses qu’ils libèrent. L’acmé du passage à l’acte de Giulia précipite une crise existentielle qui fait voler en éclats la façade respectable des milieux que fréquente Wallace et qui l’amène dans un dédale d’introspections, dans les plis d’une anamnèse (sa fascination morbide pour les décollations, les expériences qui illimitent les sensations du corps et de l’esprit, l’érotisme, la drogue…). Tandis que surgissent les dessous noirs de la ville de Rome (mafias épaulées par les politiques détournant l’aide aux migrants, monstrueuses expérimentations médicales, collusion entre marché de l’art et recyclage de l’argent du crime organisé…), les êtres proches se diffractent en énigmes (« il y avait au moins deux Giulia »), une inquiétante étrangeté nimbe la ville. Attiré par l’esprit fantasque et déjanté de Giulia, le narrateur se retrouve au centre d’un vertige sémiotique, encerclé par une toile d’araignée de fantasmes, de complots, de doutes dont il ne pourra jamais attester la véracité. Le faux et le vrai, la folie et la raison échangent leurs propriétés. Les identités deviennent fractales, le piège qui se resserre autour du narrateur vient-il du dehors ou des moiteurs de son esprit rapté par Giulia ? Il y a du Borges dans cette histoire aux sentiers qui bifurquent, un climat de dérive mentale à l’enseigne de Poe ou de la Vie est un songe de Calderón. Les personnages du roman tiennent de l’Albertine de Proust: des êtres de fuite, opaques. Comme le Iago d’Othello, ils pourraient dire « je ne suis pas ce que je suis ». L’identité du moi, des autres, du monde est un radeau qui fuit de toutes parts. Au terme du récit, il n’y a pas de « qui perd gagne », pas d’émoluments à l’errance. Avec brio et puissance, Bertrand Leclair double l’envoûtement amoureux que subit Wallace d’un ravissement qui s’opère sur le lecteur. Il y a des écritures qui s’en tiennent à l’horizontalité, à la surface d’un monde qu’elles ne prennent guère à bras le corps ; d’autres qui, creusant dans la pâte d’une verticalité, d’une transversalité, dynamitent la surface et questionnent la chair de la langue, les plis de la vie. Bertrand Leclair appartient à la seconde famille. La littérature, comme les femmes, fait tourner la tête, déconstruit un ordre factice, bâti sur le tournoiement des pulsions chaotiques.