Victor Pouchet au fil de l’eau ; David Lopez la non-fureur de vivre
David Lopez Fief Seuil, 256 p., 17,50 euros
Dans son premier roman, Fief, David Lopez campe des tranches de vie d’une jeunesse slalomant entre ennui et désabusement. Dans un monde dont l’avenir est barré (mais loin de l’explosion de révolte et de la radicalité du « no future » entonné par les punks), Jonas et sa bande de copains traversent ce qu’on appelle l’existence en s’adonnant à la boxe, à des parties de cartes rythmées par les joints. Un mode d’être voué à l’exercice du rien. « L’ennui, c’est de la gestion. Ça se construit. Ça se stimule […] On a trouvé la parade, on s’amuse à se faire chier. » Fief est scandé par les instantanés d’une jeunesse entre banlieue et campagne, qui, se cherchant une identité, se cogne au quadrilatère d’un quotidien dont les côtés se nomment entraînement de boxe, souvenirs d’enfance, sexe sans sexe et empire du joint. Dans un style acquis au rap, à la vitesse d’une syntaxe tout en heurts, l’auteur délivre le tableau d’une époque plombée, ivre de rien, fanée, au sein de laquelle une bande de jeunes évolue, entre poésie du bitume et deuil de toutes les promesses, de tous les envols. Si quelques beaux portraits jalonnent le roman bâti au fil d’une écriture branchée sur le rendu de sensations infimes, d’expériences ordinaires, la réduplication de l’ennui vécu par la bande dans un style collant au réel donne au lecteur l’impression d’un témoignage brut mis en récit. Entre la vie et l’écriture, se tient une alchimie de la transfiguration, un décrochage hors du vécu et du réalisme que les puissances de l’imaginaire, l’inventivité de la langue accomplissent. Bien qu’aucune norme ne fonde le territoire de la littérature, cette dernière surgit quand ce travail de transmutation se produit et ce, quelle que soit la forme qu’il prenne. Deleuze circonscrivait ce phénomène créateur par le passage des affections, des perceptions vécues aux affects et aux percepts affranchis du moi. C’est ce décrochage de la création par rapport à ses multiples sources, à son substrat, qui semble être absent, disparaître dans nombre de romans et récits actuels. Or, ce hiatus donne tout son suc à la littérature. En son minimalisme esthétique, Fief chronique avec humour (pensons à l’épisode de la dictée) les faits et gestes de ceux qui, épousant la vacuité du cours du monde, ont enterré toute aspiration au grandiose, aux gouffres, à la démesure, fussent-ils ceux de la défonce, de l’érotisme, de la délinquance. Boxeur prometteur, le narrateur Jonas refuse d’être un roi du ring afin de rester fidèle aux siens. Une formule condense sa vision: « Réussir c’est trahir. » David Lopez nous tend le miroir d’une jeunesse élisant la monotonie des jours et des nuits en bréviaire de l’existence. Dans cet anti-conte de la dérive ordinaire, de la non-fureur de vivre, on retiendra la nostalgie de l’enfance, le degré zéro d’intensité vitale de fumeurs de joints qui voyagent dans des zones éloignées de la Fille du coupeur de joints de Hubert-Félix Thiéfaine. Fief répercute en crochets droits et uppercuts le portrait d’une génération inoffensive, fauchée à la racine, bien docile dans ses petits trafics, à des années-lumière des incendiés qui font de la drogue une religion, un duel métaphysique ou une aventure spirituelle. Rien ne vient bousculer l’étroitesse d’un univers dépourvu de tout présent qui danse, de tout lendemain qui chante, pas même la langue qui retranscrit trop littéralement les codes langagiers de la rue, la musique de l’argot, sans renouveler les saveurs du verlan.
Véronique Bergen