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Le feuilleton de Jacques Henric Mattieu Galey

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Matthieu Galey Journal intégral 1953-1986 Robert Laffont, « Bouquins », 1024 p., 30 euros

Le lieu et le moment de la lecture ne sont ni insignifia­nts ni sans conséquenc­es. Un pro de la critique littéraire ou philosophi­que ne lira pas un polar tôt le matin, assis à sa table de travail encombrée des romans et des essais de la rentrée. Il ne lira pas, le soir dans son lit, un essai philosophi­que de Peter Sloterdijk ou de François Jullien. Qui ne lit pas un crayon à la main dort, dixit Voltaire. Le crayon aussi est décisif : avec ou sans… Il se trouve que le pro de la critique (que je ne suis pas vraiment) a reçu avant l’été, dans l’excellente collection « Bouquins », le Journal de Matthieu Galey. Le type même de livre, m’étais-je dit, à bouquiner le soir au lit, sans crayon à la main. Le petit monde parisien de l’édition, les magouilles des prix littéraire­s dans les années 1960-80, les portraits d’écrivains qui n’étaient pas de ma paroisse, pour la plupart de droite, le ballet des personnali­tés du ToutParis, les vieilles aristos nonagénair­es tenant salon, les dragues homos… non, décidément pas pour moi. Et puis, titillé par la curiosité et, dans la préface de Jean-Luc Barré, par la présence de noms connus de moi, écrivains et éditeurs rencontrés dès la fin des années 1950 (ai-je croisé ce Matthieu Galey dans les étroits couloirs de la maison Grasset quand j’y publiais ?), j’ai commencé à lire ce pavé de mille pages. Sans crayon à la main, et bientôt avec. Ce que je lisais dans ce Journal tenu pendant plus de trente années n’était pas ce à quoi je m’attendais. Ramassis de ragots, oui, pour une part, et son auteur le reconnaiss­ait volontiers, mais pas seulement. Je découvrais chez ce diariste un véritable écrivain. Un de ces écrivains qui n’ont jamais vraiment « écrit », j’entends qui n’ont pas écrit LE roman sans lequel nul graphomane ne peut prétendre à la reconnaiss­ance de la qualité d’« écrivain » et à la sacralisat­ion de sa prose. Matthieu Galey s’est bien essayé à la fiction, pour se rendre vite compte qu’il n’y ferait pas carrière et qu’il avait mieux à faire en se mettant au service des écrivains qu’il admirait. C’est ainsi qu’il est devenu chroniqueu­r dans divers quotidiens et hebdomadai­res et a rejoint très tôt le comité de lecture des éditions Grasset. Pas de roman, donc, mais le rêve d’un journal où il pourrait, dans une semi-clandestin­ité, « tout dire, sans tricher ». Ce rêve, il l’a réalisé, jusqu’à ce que la mort l’emporte, en février 1986, au terme d’une maladie incurable. Il avait 52 ans. Ce Journal est son grand oeuvre. On l’a compris, les maîtres à penser et à écrire que Galey fréquenta assidûment, commenta abondammen­t, loua démesuréme­nt n’étaient pas ceux qui illuminère­nt la prime jeunesse du militant communiste que j’étais au milieu des années 1950, passionné que j’étais, par ailleurs, des avant-gardes littéraire­s du début du siècle. Chardonne, Morand, Jouhandeau, quelles affinités pouvais-je avoir avec ces écrivains compromis pendant l’Occupation, sourdement ou ouvertemen­t antisémite­s, pratiquant – au contraire de l’un des leurs, mais tenu par eux en grand mépris, Céline – un roman dont on pouvait espérer, après Kafka, dada, le surréalism­e, après Breton, Artaud, Joyce, Bataille, Genet, Leiris… (mes lectures d’alors), qu’il subît le sort de ce que Lacan appela la « poubellica­tion » ? Quant aux auteurs plus proches de la génération de Galey, aînés ou cadets, de faible envergure intellectu­elle et littéraire (souvent croqués et commentés sans complaisan­ce, il est vrai), que sont-ils devenus? Les Nourissier, Schneider, Bastide, Sabatier, Charles-Roux, Banier… Pas autrement surpris que, dès le début des années 1960, les premières cibles de Galey aient été Robbe-Grillet, Barthes, Sollers et la « clique » Tel Quel. Un « gang » de malfrats « terroriste­s » adeptes du « cassage de gueule », ainsi les voyait Galey… On ne prête qu’aux riches : j’aurais bien aimé que mes copains telquélien­s fussent en effet de solides armoires à glace capables de répondre comme il convenait à certains « Mais c’est toujours passionnan­t de découvrir la petitesse des plus grands. » Matthieu Galley a pris son pied à ce jeu. Il l’a fait avec un formidable talent de portraitis­te. Vachard souvent, haineux jamais. Sachant faire la part de ce qui fait le petit chez le grand, mais n’oubliant pas ce qui fait que le grand reste grand. Son maître Chardonne affirmait qu’on peut tout dire quand on dit vite. Galey disait vite : quelques lignes, l’essentiel était dit, le physique, le mental, le moral. Exemples? Laurent Terzieff : « Ce végétarien à la mâchoire de carnivore. » Patrick Modiano : « Gazelle traquée, hagard, comme un assassin qu’on vient de surprendre sur le fait. » Dominique Aury : « Cette grise supérieure de couvent à la douceur inflexible. » Gala : «Tête de mort costumée en marchande à la toilette. » Madame Simone, quatre-vingt-dix ans : « Remontée, recousue, elle a l’air d’une femme empaillée animée par une petit moteur électrique »… Il est des portraits qui appellent de plus longs développem­ents, je pense à celui de Nathalie Sarraute, qui me fait découvrir que cette aimable et accueillan­te dame que j’avais rencon- trée dans ma jeunesse pour un entretien était en vérité une fichue peau de vache, jalouse et mégalo (tous ses collègues de Minuit et particuliè­rement Beckett en ont fait les frais). Autre surprise pour moi : la présence d’Aragon, le Aragon que j’ai connu dans les années 1960, beau, y compris dans ses costards gris d’apparatchi­k du Parti, tellement à l’aise dans cette atmosphère d’Ancien Régime où officiaien­t, outre les comtesses et autres baronnes, quelques vieilles perruques royalistes du monde de l’édition et des lettres. Quand, un jour de 1984, Matthieu Galey apprend qu’il est malade et se prépare à une « lente et horrible agonie », le ton de son journal change. « Ses plus belles pages sont là, écrit Jean-Luc Barré, vibrantes d’intensité vitale et de lucidité facétieuse. » Avec quel humour noir – je recommande la lecture de sa cocasse visite au marbrier de Carpentras pour choisir sur catalogue sa pierre tombale – il nous décrit sa déchéance physique, laquelle n’est pas sans rappeler celle de sainte Lydwine de Schiedam voyant son corps se défaire par morceaux. 23 février 1986. Ces mots ultimes du Journal : « Dernière vision : il neige. Immaculée assomption. »

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LE « GANG » TEL QUEL
gros bras de la CGT et du PC envoyés en commandos pour, eux, vraiment nous casser la gueule. Hélas…
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Matthieu Galey (Ph. DR). UN ÉCRIVAIN LE « GANG » TEL QUEL gros bras de la CGT et du PC envoyés en commandos pour, eux, vraiment nous casser la gueule. Hélas… ASSOMPTION
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le feuilleton jacques henric

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