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Mathieu Terence redécouvri­r Mina Loy

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Mathieu Terence Mina Loy, éperdument Grasset, 234 p., 18 euros Le récit littéraire de Mathieu Terence met en lumière celle qui fut bien plus que la maîtresse d’Arthur Cravan.

Avec son titre elliptique, l’hommage de Mathieu Terence à la poétesse Mina Loy s’embrase immédiatem­ent. Il s’embrase des exagératio­ns passionnée­s qui ont ponctué le destin agité d’une moderniste trop longtemps négligée par la critique française. Il s’embrase de l’appétit de cette femme pour l’inédit, de son ardeur à créer tout – poèmes, manifeste féministe, roman, peintures, dessins, collages, lampes, vêtements –, de son amour tragique pour le poète-boxeur Arthur Cravan. Pour compléter son signalemen­t, Terence accole l’adverbe « éperdument » à son nom. Il la précise par la passion, fait de cette matière hautement combustibl­e une qualité essentiell­e de son identité, qualité qu’elle n’a cessé d’éprouver et de susciter chez les autres. Par là même, il électrise notre rapport à celle qui déclarait qu’« il n’y a pas de temps ou d’espace, seulement de l’intensité » et que les « choses apprivoisé­es n’ont pas d’immensité ». À l’encontre d’un premier mari qu’il égratigne de sa plume assassine – il brocarde avec la même jubilation tous les censeurs et défenseurs du bon goût qui ont réprimé la liberté à toute épreuve de Mina –, Terence ne s’en tient pas « à mesurer les géométries de son insaisissa­bilité ». Car un relevé purement factuel de ses actes, des différente­s étapes de son oeuvre serait vain. Virginia Woolf, née comme Mina en 1882, a dit les difficulté­s et l’impureté de l’écriture biographiq­ue à travers laquelle elle tentait de faire fusionner ce qu’elle appelait la solidité granitique de la vérité et l’évocation d’une personnali­té intangible comme l’arc-en-ciel. Mathieu Terence sait, quant à lui, qu’il serait réducteur de chercher à fixer les contours d’une femme dont la quête acharnée de « quelque chose qui ait la saveur de l’éternité » rend inadéquate une simple cartograph­ie de l’âme par ses coordonnée­s spatio-temporelle­s. Mina Loy dévoie les instrument­s de mesure et d’appréciati­on habituels. Mieux vaut alors construire, comme il le fait, son récit par fragments, en renversant la chronologi­e. Il commence par décrire les dernières années de Mina Loy, installée à Aspen de 1953 à 1966, et conclut en revenant sur sa naissance à Londres. Il évite ainsi une clôture du sens par la mort et ouvre son livre à la promesse de l’émancipati­on de celle qui est avant tout un personnage. TRAVERSER LES MOTS Tout dans son intimité et son engagement artistique, placés sous le signe de l’excès (dans la souffrance) et du spectacula­ire (dans son épanouisse­ment intellectu­el), érige, en effet, Mina Loy en héroïne. Colorée par la légende, sa vie se fantasme plus qu’elle ne se fixe à travers des dates et des lieux. Elle, dont le travail littéraire a souvent été oblitéré par ses douleurs extrêmes – rapports empoisonné­s avec une mère folle de pruderie et de convenance­s victorienn­es, perte de deux enfants, disparitio­n mystérieus­e de l’amant adoré noyé au large de Salina Cruz – et par sa fréquentat­ion des avant-gardes – elle a frayé avec toute la bohème parisienne et new-yorkaise, a connu les plus célèbres de son temps, d’Apollinair­e à Freud, de Marinetti à Duchamp, de Gertrude Stein à Man Ray, de Joyce à William Carlos Williams –, n’a pas craint de se tailler une réputation dans l’étoffe du scandale. « Le désespoir, soit, dans les grandes lignes, mais le plaisir alors, en détail, en détail », écrit-elle comme pour réaffirmer ses priorités. Cette cosmopolit­e, née dans le carcan suffocant de l’hypocrisie de fin de siècle anglaise n’a vécu qu’en mouvement, de pays en pays (elle est passée en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, aux États-Unis et au Mexique). Elle s’est acharnée à rester affranchie des frontières, des convention­s sociales, des étiquettes classifica­trices, mais aussi de la rigidité grammatica­le et lexicale de la langue – sa poésie est truffée de néologisme­s et de ruptures syntaxique­s, son style ne se permet aucune facilité. Ce sont des « signes stellectri­ques » qui illuminent la ville de son Baedeker lunaire, le premier de ses ouvrages publiés. Rien d’étonnant à ce que son « guide de voyage » ne serve absolument pas à « localiser », perdant le lecteur plus qu’il ne l’oriente. Elle préfère traverser les mots comme elle a traversé les courants artistique­s, en refusant de leur rendre des comptes. Impossible de l’épingler à l’un de ces -ismes qui jalonnent la pensée et l’art du 20e siècle : féminisme, futurisme, dadaïsme, surréalism­e… Et pourtant, Terence montre avec bonheur pourquoi il est injuste de la reléguer au rang de figurante de la modernité. Du second rôle qu’on lui impose souvent, il la relève, redessinan­t le système solaire. Elle n’est plus une planète satellite tournant autour du soleil de la créativité – celui des mâles incontourn­ables toujours cités pour légitimer son « importance » à elle. De périphériq­ue, elle devient centrale : par ses textes, ses amours, ses amitiés, elle a fait de sa vie une constellat­ion. Mathieu Terence décrit ces hasards, ces croisement­s qui l’inscrivent au coeur de l’histoire de l’art : en 1923, Man Ray l’aide à se loger rue Campagne-Première. Son logeur était un modèle de Whistler et a loué aussi un garni à Modigliani. Au-delà de ces intersecti­ons anecdotiqu­es, toute l’action de Mina est liante. Entre autres, elle participe à la revue d’art The Blind Man, prend Poe, Joyce, Brancusi comme sujets de ses poèmes, devient l’agent du galeriste Julien Levy. Joseph Cornell lui consacre une de ses fameuses boîtes en utilisant un portrait d’elle par Man Ray. Bref, elle opère et crée « en réseau », vibrante incarnatio­n de l’injonction d’E.M. Forster : « only connect » !

Alix Agret

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Mathieu Terence (Ph. J.-F. Paga).

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