Conjurer la peur, Gaëlle Bourges.
À partir d’une analyse historique de la fresque des Effets du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti à Sienne, Gaëlle Bourges imagine une oeuvre chorégraphique pour neuf performeurs.
« Un soir de l’hiver 2015, je dîne chez un ami. Et un livre sur l’étagère qui me fait face attire mon attention. […] Je lis : Conjurer la peur. Paris vient de traverser les attentats de janvier. » Ces mots sont les premiers prononcés sur scène par Gaëlle Bourges. D’emblée, ils télescopent deux réalités distantes de 700 ans. D’un côté, la peur contemporaine du terrorisme islamiste. De l’autre, le sujet du livre de l’historien Patrick Boucheron : la vaste fresque des Effets du bon et du mauvais gouvernement. Peinte en 1338 à Sienne par Ambrogio Lorenzetti, elle vante les mérites du système politique de la ville, garante de richesse et de prospérité, contre la menace des seigneuries, qui apporteront guerre et pauvreté. Ce régime politique vertueux, c’est le gouvernement des Neuf. Il s’agit d’un collège de neuf citoyens qui prennent la tête de Sienne pour deux mois seulement, afin d’éviter toute confiscation du pouvoir au profit d’intérêts particuliers. Ainsi, parmi mille symboles, deux figures centrales s’opposent, sous la forme de deux allégories féminines : Securitas combat Timor. La sécurité conjure la peur. Ce propos politique vaut-il pour aujourd’hui ? Oui, répond Gaëlle Bourges avec ses huit performeurs, comme un nouveau conseil des Neuf. Pour cela, elle propose de prendre du recul face à la précipitation du moment,
face à cet état d’urgence que l’on connaît bien : « Faire un spectacle est une manière de gagner du temps, de sculpter l’urgence qui pousse à faire n’importe quoi parfois, de l’incorporer en la ralentissant mentalement et physiquement », explique-t-elle.
LA PEUR COMME MOTEUR ?
Conjurer la peur : c’est donc le programme que partagent la fresque et le spectacle. La première question qui se pose est de savoir quel rôle joue la peur. Du côté de Lorenzetti, l’historien Patrick Boucheron considère qu’elle met en mouvement le processus politique : c’est à partir de la crainte du mauvais gouvernement que l’on s’efforce d’être vertueux. Gaëlle Bourges reprend ce constat à son compte, le faisant glisser du politique à l’artistique : « La peur déclenche d’abord une réponse incontrôlable du système nerveux il me semble, avant même de mettre en mouvement un pro- cessus politique ou artistique. Je pense à ce qu’on appelle en anglais les trois « F », « fight, flight or freeze » (lutter, fuir, rester pétrifié). Dans le meilleur des cas donc, oui, la peur peut mettre en mouvement un processus politique, mais dans un deuxième temps seulement, pas au moment où l’on a peur. Et malheureusement, ce sentiment pousse souvent vers des processus politiques réactionnaires plutôt que libertaires… En ce qui me concerne en tout cas, mes réponses à la peur sont variables ; elles ont souvent été de l’ordre du « fight » et j’ai réussi par exemple à faire de l’art, mais je ne sais pas si l’énergie de l’affrontement peut durer indéfiniment. » Et en effet, le stade de la peur semble déjà dépassé au moment où débute le spectacle. Gaëlle Bourges prend la parole, avec calme et clarté. À la façon d’une guide de musée, elle nous transporte à Sienne pour nous décrire les détails de cette vaste fresque, grâce aux danseurs qui prennent la pose en lieu et place des allégories et autres personnages qui peuplent l’oeuvre. Cette visite, qui parcourt la salle d’un bout à l’autre, est une découverte ponctuée de traits d’humour à partir de laquelle démarre un tourbillon. C’est vrai de la chorégraphie, qui s’accélère progressivement et qui, après avoir mis en mouvement les scènes du bon et du mauvais gouvernement, se détache de la fresque jusqu’à une entêtante danse finale. Mais c’est aussi vrai du récit : à l’issue de la « visite guidée », une voix off évoque des histoires parallèles, comme des instantanés biographiques. On entend Gaëlle Bourges raconter un déplacement à Avignon pour présenter, sans succès, son projet à un jury de programmateurs. Elle évoque aussi un souvenir d’enfance, celui d’une première chorégraphie élaborée dans le but de s’offrir une tablette de Crunch. On entend aussi résonner les paroles du groupe Radiohead, une réplique trouvée chez Godard, un extrait de La Boétie… De quoi nourrir la réflexion, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective, sur les responsabilités, les mécanismes et les conséquences de ces jeux de pouvoir qui oscillent entre peur et sécurité. Énoncés de façon plus ou moins explicite, ces questionnements prolongent ainsi
ceux que portait au 14e siècle la fresque siennoise. Gaëlle Bourges le dit : « Je ne cherche pas à illustrer les différents murs, mais à multiplier les pistes d’interprétation, en faisant dialoguer ce qu’on perçoit de l’image ancienne avec un temps plus contemporain ». C’est ainsi au lecteur de poursuivre ce principe d’associations d’idées, en confrontant à la fresque ses propres expériences.
DES INTERROGATIONS ET DES IMAGES
Le spectacle nous laisse donc avec des interrogations multiples, soutenues par des images fortes. On retient par exemple, du côté du bon gouvernement, cette ronde de danseuses chargée de célébrer la paix dans la ville. Entrant dans les détails, Gaëlle Bourges montre qu’il s’agit en fait d’hommes travestis, qui étaient payés par la cité pour manifester cette joie, alors que les visages sont bien plus tristes qu’on ne l’aurait cru. Choisie par la chorégraphe comme point de départ des parties dansées, cette scène douce amère revêt une im- portance forte : « Cette danse est la touche qui obscurcit légèrement les scènes heureuses qu’on discerne clairement du côté « bon » des choses. Peut-être qu’elle n’est pas si joyeuse parce qu’il y a toujours une guerre à venir ; et pourtant il faut célébrer la paix. […] Le sens politique tient alors peutêtre à un état de « non abandon » – non abandon à la peur du lendemain (une possible guerre à venir) ; le sens artistique est peutêtre du même acabit – pour Lorenzetti, pour les Neuf et pour moi ? Ce serait un refus d’abandonner les principes qu’on estime justes, même en cas de mélancolie dure », estime la chorégraphe. Une autre figure marquante est l’allégorie de Securitas, une femme au torse nu qui surplombe les remparts de la ville : « ll s’agit peutêtre du premier nu féminin à valeur positive dans la peinture européenne, ce n’est pas rien », explique Gaëlle Bourges. Pour elle, cela permet un travail fort autour de la nudité : « Cela m’intéressait d’appuyer ce que Lorenzetti a choisi de montrer en demandant aux performeurs femmes de se mettre torse nu, comme Securitas, puis de jouer avec la perception des spectateurs en demandant aux performeurs hommes de dénuder le bas de leur corps au tour d’après. On sait que la nudité a été distribuée de façon genrée dans notre histoire – elle l’est toujours – et il me semble intéressant de le souligner physiquement par un geste simple (enlever son t-shirt, ou son pantalon) lorsqu’on travaille en rapport avec l’histoire de l’art. » Une façon, peut-être, de mettre les genres à égalité face à des problématiques politiques qui touchent chacun à l’identique. Du passé à l’actualité, Gaëlle Bourges se fait ainsi l’observatrice lucide d’un possible basculement du bon au mauvais gouvernement. Si la peur en est bien le principal moteur, alors ces changements collectifs doivent être pensés en lien avec nos responsabilités individuelles. Il y a donc là matière à réfléchir, mais aussi à agir. Les formes d’engagement sont multiples, et on voit ici que la performance en est une fort utile.