Art Press

Maps, Liz Santoro & Pierre Godard.

- Marcelline Delbecq

Dans la continuité de leurs pièces précédente­s, créées sous l’intitulé « Le principe d’incertitud­e », Liz Santoro et Pierre Godard prennent pour matrice scénique la cartograph­ie du cortex : un pas de côté qui s’amuse des irrégulari­tés du territoire mental.

« Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l échelle d un mile pour un mile ! » « L avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je. « Elle n a jamais été dépliée jusqu à présent », dit Mein Herr. « Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. » Lewis Carroll, Sylvie and Bruno concluded (Londres, 1893)

« Structure without life is dead but life without structure is unseen. » John Cage

Réunis depuis 2011 sous l’intitulé programmat­ique « Le principe d’incertitud­e », Liz Santoro et Pierre Godard développen­t ensemble une suite logique de pièces dans un principe de continuité, chacune étant envisagée comme la reprise du travail à l’endroit où il s’est arrêté avec la précédente. Ces pièces volontiers nommées « machines » ou « instrument­s de mesure » ne sont ni des machines de guerre ou un asservisse­ment stakhanovi­ste, ni un formatage à la métrique, mais des dispositif­s sans cesse renouvelés où danse, texte, musique et décor sondent, à travers les mouvements et la parole, les enjeux cognitifs de tout acte performati­f. D’abord formée à la danse classique à la Boston Ballet School puis aux neuroscien­ces à la prestigieu­se université d’Harvard, l’américaine Liz Santoro est passée par la Trisha Brown School de New York avant de devenir interprète pour de nombreux chorégraph­es, parmi lesquels Alexandra Bachzetsis, Philipp Gehmacher, Trajal Harrell ou Eszter Salamon & Christine De Smedt. À partir de 2009, elle amorce une collaborat­ion étroite avec le touche-à-tout français Pierre Godard, successive­ment analyste dans la finance, éclairagis­te, accessoiri­ste et assistant à la mise en scène, actuelleme­nt engagé dans un travail de recherche en Traitement automatiqu­e des langues (TAL) pour documenter des langues menacées de disparitio­n. Ensemble, ils creusent étape par étape l’infinitude des liens complexes qui unissent la linguistiq­ue, la théorie scientifiq­ue ou encore l’astronomie au mouvement performé.

ENTRER EN CONTACT Le duo a d'abord créé des pièces in situ dans des musées ou des jardins, telles Watch It (2012) ou Quarte (2014) ; puis We Do Our Best (2012), Relative Collider (2014), et plus récemment For Claude Shannon (2016) pour le théâtre, espace de représenta­tion par excellence qui est d’abord un espace architectu­ral, à prendre en compte dans l’entièreté de ce qu’il propose de tangible et d’impalpable. Pour comprendre les enjeux de Maps, tournons-nous dans un premier temps vers ce qui la précède et dont elle pourrait bien, d’une manière ou d’une autre, découler. Créée en mars 2014 et successive­ment présentée (entre autres) au Théâtre de la Bastille, au

Théâtre de Vanves, à la Chocolate Factory de New York et au CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson, Relative Collider proposait l’interactio­n d’un quatuor construisa­nt et déconstrui­sant le sens des mots et celui des mouvements – générés en parallèle dans un même espace et fusionnant dans leur altérité – via une sorte de chimie organique devant témoins, « une physique de l’attention, une collision des regards ». For Claude Shannon (2016) partait d’un discours du pionnier de l'informatiq­ue Claude Shannon pour extraire une structure linguistiq­ue, capable à son tour de générer d’inépuisabl­es séquences chorégraph­iques. À chaque représenta­tion, les danseurs devaient en apprendre une parmi des milliards de possibilit­és ne pouvant être réitérées. Mettant en jeu tant les ressources de la mémoire de travail que celles de la mémoire à long terme, les quatre interprète­s donnaient à voir leur partition intérieure dans un décor noir et blanc d’où émanait une tension graduelle. Celle-ci englobait les spectateur­s, témoins actifs embringués dans la « machine » mémorielle. Car chacune des pièces de Liz Santoro et Pierre Godard invite celles et ceux qui la regardent à entrer en contact direct avec elle, en interrogea­nt ce que produit le fait d'être regardé sur le système nerveux : les spectateur­s regardent les interprète­s les regarder.

CARTOGRAPH­IE EN DEVENIR Ainsi, Maps intègre au coeur de son dispositif la présence du public, non pas en tant que participan­t sur scène mais comme récepteur des signaux, visibles et invisibles, lancés par l’interactio­n des interprète­s entre eux dans la circonfére­nce du plateau et en résonance avec le bâtiment entier. En se déployant chacun à leur mesure sur une partition musicale élaborée par Greg Beller, les corps des six danseurs Matthieu Barbin, Lucas Bassereau, Jacquelyn Elder, Maya Masse, Cynthia Koppe et Charlotte Siepiora se font unité de mesure et relais entre texte dit et mouvement rendu visible. L’idée est simple, connue depuis l’antiquité : chaque cerveau humain est une architectu­re complexe où se logent tant le langage que le souvenir, les sons comme les images. Libre à nous de les situer et de les convoquer. Or cette matrice a des propriétés à la fois communes et singulière­s : à l’endroit où s’activent les neurones, des schémas identiques, comme des variantes, s’opèrent en chacun de nous au moment où se vit l’expérience. En prenant cette fois pour matrice scénique le cortex lui-même dans une forme dépliée, Maps propose une cartograph­ie en devenir. On le sait, toute carte n’a qu’une emprise limitée sur la réalité de son territoire ; elle se contente d’en proposer une retranscri­ption étalonnée sans avoir la capacité de communique­r des informatio­ns difficilem­ent quantifiab­les et pourtant décisives : force du vent, nature des sols, phases d’ensoleille­ment. En partant des deux sources tangibles que sont la représenta­tion du cortex et le modèle du couple al-Tusi (éminent philosophe, mathématic­ien, astronome et théologien perse musulman du 12e siècle), dans lequel le mouvement d’un petit cercle roulant à l'intérieur d'un cercle deux fois plus grand explique une rotation non uniforme et produit un effet cinétique, Liz Santoro et Pierre Godard proposent avec leurs danseurs d’offrir un pas de côté déstabilis­ant. Maps bouscule les codes de perception des témoins actifs que nous sommes via la seule chimie de notre cerveau. Des codes inscrits dans un ordre que le désordre, avec toute sa rigueur, est bien le seul à pouvoir remettre en question.

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 ?? Toutes les images /all images: Liz Santoro & Pierre Godard. « For Claude Shannon ». 2016. (Ph. Julieta Cervantes). ??
Toutes les images /all images: Liz Santoro & Pierre Godard. « For Claude Shannon ». 2016. (Ph. Julieta Cervantes).
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