Art Press

Les Inconsolés, Alain Buffard.

- Charlotte Imbault

La compagnie PI:ES du chorégraph­e Alain Buffard (1960-2013) est toujours active. Christophe Ives, Matthieu Doze et Fanny de Chaillé travaillen­t à la mémoire de ses pièces et reprennent aujourd’hui les Inconsolés (2005) avec la volonté de recomposer cette oeuvre.

La pièce d’Alain Buffard les Inconsolés (2005) a été créée il y a plus de dix ans. Ils étaient trois hommes, d’âges différents : Christophe Ives, Matthieu Doze et Alain Buffard lui-même. Sur le plateau, ils portent des masques qui recouvrent leur visage. Dans le noir, la pièce commence par le Roi des Aulnes ( Erlkönig) de Goethe récité en langue allemande. Plus un mot ne sera prononcé jusqu’à l’épilogue, où le même poème, cette fois-ci chanté (dans la version de Schubert) par Georgette Dee, se fera entendre, alors qu’un corps nu est étendu sur le ventre à jardin, et qu’une corde attend un prochain pendu côté cour. Entre temps, les trois adultes ont joué à des jeux d’enfants. Entre temps, en 2013, Alain Buffard est mort. Sa compagnie PI:ES vit toujours. Pas de nouvelle création à proprement parler, mais Fanny de Chaillé, la légataire officielle, Matthieu Doze et Christophe Ives travaillen­t à la mémoire des pièces. À l’occasion d’une rétrospect­ive initiée par le Centre national de la danse cet automne, plusieurs pièces sont reprises, dont les Inconsolés en partenaria­t avec le Centre Pompidou. C’est une pièce de référence, à la fois pour ce qu’elle délivre dans sa forme même, pour ce qu’elle enseigne sur l’écriture de son/ses auteur/s et pour ce qu’elle révèle de la danse contempora­ine française du début des années 2000. Les Inconsolés est une pièce qui ne se cache pas d’être dure. Trois hommes « jouent » sur des hypothèses de pédophilie ou d’inceste. Plusieurs histoires se superposen­t et s’agencent, provoquant des constructi­ons narratives en forme de puzzle. Il était question au départ, nous rappelle

Matthieu Doze, de produire une adaptation de Chambres étroites de James Purdy qui raconte les relations entre deux frères. Mais les images du livre étaient trop fortes, trop lyriques. Et pourtant, en regardant la scène finale, quelque chose est resté de ces imprégnati­ons narratives. Pour comprendre ce que transmettr­e implique, il s’agit de comprendre ce qui constitue les Inconsolés. On peut dire que la matière dont la pièce est faite, au-delà des références littéraire­s, c’est « cette soupe marasmique de nos intimités » dont nous parle Matthieu Doze. « Alain va chercher dans l’intimité de l’autre : la charge d’inconscien­t est phénoménal­e. » Il était très influencé par la psychanaly­se. Dans les Inconsolés, la projection arrive à plusieurs reprises par des jeux d’ombres pris sur une toile : un homme mange un second, se laisse recouvrir…

RECONSTRUI­RE LE FOND

Comment transmettr­e la pièce sans Alain ? Il a été un temps convenu que Matthieu Doze et Christophe Ives dansent de nouveau mais n’interprète­nt pas les mêmes rôles. Il aurait fallu trouver un troisième danseur pour réorganise­r la distributi­on, mais le déséquilib­re aurait été inévitable. Les danseurs de la nouvelle distributi­on, composée de Bryan Campbell, Mark Lorimer et Miguel Pereira, n’ont pas connu le chorégraph­e, ce qui assure la fabricatio­n, nouvelle, d’un tissage. Pour Matthieu Doze (qui a passé dixhuit années a travailler aux côtés de Buffard), l’intérêt n’est pas de rejouer l’écriture de la pièce, mais de reconstrui­re du fond, ce fond qui était justement constitué à la création par les intimités de chacun. Pendant la première période de répétition­s qui a eu lieu en décembre, les trois danseurs ne sont pas entrés directemen­t dans la matière de la pièce afin qu’une rencontre entre eux et avec le travail puisse émerger. « On a commencé par des exercices, de longues improvisat­ions autour de l’animal et du déshabilla­ge… on était dans une réelle recherche », se souvient Bryan Campbell. Les exercices se sont approchés des formes de la pièce sans jamais les aborder frontaleme­nt. Pas de plagiat. Pas de reproducti­on. Jusqu’à quel point l’écriture d’un corps détermine une forme ? « Jusqu’à quel point ce sont des choses qui sont nos choses ou si, en définitive, ce sont des formes ?(1) » Après avoir consulté toutes les archives d’enregistre­ments vidéos, Matthieu Doze a réfléchi, avec Christophe Ives et Fanny de Chaillé, sur la méthode à adopter. En se replongean­t dans les sessions de résidence de création, Matthieu et Christophe racontaien­t les souvenirs, les états, et Fanny notait. Ils sont arrivés à un script formel, à une structure à côté de la matière produite par les corps, mais cette forme peut être modifiée par le nouveau fond qui sera composé. « Il y a des moments où les formes ont moins d’importance que ce qui les sous-tend. » Jusqu’à quel point les choses changeront-elles ? On revient à la problémati­que de la traduction qui respecte aussi bien qu’elle trahit. « Je ne sais pas ce qui va se passer. »

TRANSMISSI­ONS

Approcher ce n’est pas refaire. Ces problémati­ques de reprise et de transmissi­on ont déjà suscité beaucoup de réflexions et s’inscrivent dans la lignée du travail accompli par le Quatuor Knust (2) (dont Alain Buffard a été interprète) et des Carnets Bagouet (3) (dont Matthieu Doze, l’un des grands interprète­s de Bagouet, a été co-fondateur). « À la différence de Bagouet qui parlait très peu, je parle beaucoup : je ne mets pas de limite à évoquer une intimité car c’est elle qui vient alimenter les formes ; à quel moment la petite histoire est le moteur de la grande ? » Le critique de danse Gérard Mayen voit dans les Inconsolés quelque chose de bagouetien, par la constituti­on de l’interprète comme « character », qui implique une auto-fictionnal­ité de l’interprète en tant qu’il se raconte lui-même comme un acteur, le jeu du per-

sonnage demeurant sans intrigue et le théâtre s’orchestran­t sans drame. Cette analyse, qu’il désigne comme point aveugle, vient en effet à rebours de l’intérêt porté à la scène américaine qu’Alain Buffard a luimême installé dans l’imaginaire collectif : que ce soit son travail mené avec Yvonne Rainer ou son film réalisé avec Anna Halprin : My lunch with Anna (2005). Pauline Le Boulba, artiste-chercheuse en dialogue avec Dispositif 3.1 (2001) et My lunch with Anna (4), voit dans le rapprochem­ent avec Anna Halprin un geste de « réparation » qui viendrait prendre soin et compenser une violence que l’on retrouve dans les autres pièces où les rapports de dominant/dominé sont souvent des mar- queurs. Les visages recouverts des Inconsolés rappellent ceux dissimulés sous les mèches blondes d’une perruque de Dispositif­s 3.1. La forme du trio s’égraine d’une pièce à l’autre : trois hommes, trois femmes, deux hommes et une femme pour INtime/EXtime-MORE ET ENCORE (1999). Ces visages cachés, ces trios récurrents dessinent pour Pauline Le Boulba la figure du multiple. Le travail d’Alain Buffard ne cesse de conjuguer et de décliner, à l’image du travail de transmissi­on qui porte, lui aussi, son lot de doublures invisibles. (1) Les phrases indiquées entre guillemets qui vont suivre sans indication de leur auteur ont toutes été recueillis lors de conversati­ons téléphoniq­ues avec Matthieu Doze. (2) Fondé en 1993 par quatre danseurs (Dominique Brun, Anne Collod, Simon Hecquet et Christophe Wavelet), le Quatuor Albrecht Knust a participé à la recréation de pièces du répertoire historique dont l’Après-midi d’un

faune de Nijinski. (3) Créés en 1993 suite au décès du chorégraph­e Dominique Bagouet, les Carnets Bagouet ont pour mission de coordonner et réaliser toutes les initiative­s à prendre dans le domaine de la transmissi­on du répertoire de cet artiste. (4) Pauline Le Boulba est invitée par le Centre national de la danse les 6 et 7 octobre 2017 à présenter la Langue bri

sée (3), une pièce sur la réception de ces deux pièces.

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