Art Press

Endgame, Tania Bruguera.

- Thibaut Sardier

Au sein d’une carrière marquée par la performanc­e, Tania Bruguera met en scène Endgame, d’après Fin de partie de Samuel Beckett. Une oeuvre dont la portée politique interroge la transgress­ion du pouvoir.

L’arrivée sur les lieux du spectacle a de quoi surprendre. On découvre un échafaudag­e circulaire, comme un immense cylindre dont le centre est masqué par une vaste toile. On comprend vite qu’il faut monter les étages de la structure métallique, à la recherche d’un orifice juste assez grand pour laisser passer la tête. On surplombe alors une petite scène ronde, baignée d’un pâle halo de lumière. Comme un clair de lune qui laisse deviner les crânes intrigués du public, ainsi qu’une étrange forme recouverte de tissu et placée au centre du plateau. Avec un tel dispositif, Tania Bruguera intrigue. Car en voyant débarquer sur scène le jeune Clov, qui vient retirer le drap blanc déposé sur son aîné Hamm, on se sent plus au théâtre que dans une performanc­e, qui est pourtant la marque de fabrique de cette artiste cubaine. Les deux personnage­s ont d’ailleurs des attitudes et des noms familiers : le premier qui arpente la scène en répondant au moindre coup de sifflet, et l’autre, impotent dans son fauteuil à roulettes. On repense alors au titre, Endgame, et on comprend : il s’agit de Fin de partie, la pièce de Beckett créée en avril 1957 et traduite un peu plus tard par l’auteur lui-même dans sa langue natale.

PARENTHÈSE THÉÂTRALE

C’est la première fois que l’artiste entreprend un travail de mise en scène. Elle n’a pas choisi le texte au hasard : elle l’a lu des centaines de fois depuis qu’un ami le lui a offert en 1998. Quand on redécouvre l’oeuvre à travers cette mise en scène, on retrouve d’abord les caractéris­tiques de ce théâtre dit « de l’absurde » dans lequel est souvent classé Fin de partie. Les premiers mots, prononcés par Clov, sont révélateur­s : « Finished, it’s finished, nearly finished, it must be nearly finished. » Ils annoncent la fin de partie tout en exprimant un doute sur sa réalité, empêchant ainsi toute intrigue et tout progressio­n. Le jeu peut donc bel et bien se terminer, ou recommence­r indéfinime­nt. Le choix scénograph­ique de Tania Bruguera insiste sur ce point. Avec cette scène circulaire et close dont Hamm fera le tour en roulant grâce à la bonne volonté de Clov, avant de regagner immanquabl­ement le centre, on voit matérialis­é l’aspect cyclique de ce texte. Le choix de ces hauts voilages, qui ferment toute perspectiv­e, renforce l’impression d’impasse contre laquelle les personnage­s butent sans cesse, même lorsque Clov dégaine son télescope pour tenter d’apercevoir l’horizon. Un autre trait caractéris­tique du théâtre beckettien est mis en avant dans la mise en scène : l’importance des binômes de personnage­s. Hamm et Clov occupent le plateau, tandis que le duo secondaire formé par les parents de Hamm restera simplement audible depuis les poubelles dans lesquelles ils se terrent. Tania Bruguera l’assume dans des notes de mise en scène : elle souhaite estomper « l’interventi­on de l’influence psychologi­que exercée par les personnage­s du Père et de la Mère, afin de rediriger la relation de pouvoir sur l’aspect social plutôt que sur l’aspect personnel ou psychologi­que ». Un choix important, qui permet de relier cette expérience de mise en scène au parcours de l’artiste.

POUVOIR ET DOMINATEUR

Ces mots de l’artiste ouvrent des pistes pour comprendre la place de ce nouveau type de travail au sein d’une carrière marquée par des performanc­es aux implicatio­ns politiques explicites. Celles-ci forment pour elle un « arte útil », c’est-à-dire un art capable de changer une situation sociale donnée. En 2008, avec Tatlin’s Whisper #5, elle laissait deux policiers se déplacer à cheval dans la Tate Modern de Londres pour contraindr­e les visiteurs à se masser dans des périmètres autorisés. L’année suivante, Tatlin’s Whisper #6 (Habana Version), consistait en un podium installé en pleine capitale cubaine, sur lequel chacun pouvait s’exprimer durant une minute, encadré par deux faux militaires. Au fil de ses projets de soutien aux migrants, on l’a également vue proposer à des passants la signature d’une pétition demandant au pape d’octroyer la citoyennet­é vaticane à des sans-papiers. Le point commun de ces « faits d’armes » est une interrogat­ion frontale du rapport entre les groupes et l’autorité : entre la violence de la domination et la servitude volontaire, existet-il une voie pour la transgress­ion et la remise en cause du pouvoir ? C’est dans cette veine qu’il faut comprendre le travail autour d’Endgame, qui donne à ces interrogat­ions une portée plus universell­e, car moins ancrée dans un contexte précis. Tania Bruguera en témoigne : « [Quand j’ai reçu le livre], je n’ai pas pu m’arrêter de le lire, car à chaque fois je mettais en lumière un rapport différent entre les personnage­s, je pouvais voir des choses différente­s se produire ; le dialogue se tenait tantôt entre un homme noir et un raciste blanc, entre une femme violée et son agresseur, entre des amoureux… ce qui était toujours identique, c’était la façon dont je visualisai­s l’espace où tout cela se déroulait. »

PANOPTIQUE ÉTEINT

Pris dans cette perspectiv­e d’étude presque scientifiq­ue (le plateau a aussi des allures de laboratoir­e), le choix de l’espace prend une importance particuliè­re. Avec toutes ces têtes – celles du public, celles aussi des deux personnage­s secondaire­s que l’on devine proches de l’ouverture des poubelles – qui convergent vers un point central que Hamm met un point d’honneur à occuper au millimètre près, on retrouve ici un panoptique d’autant plus efficace qu’avec cette fente dans laquelle chaque spectateur doit glisser la tête, les corps sont effacés et empêchés d’agir. On le voit évidemment à travers la relation entre Hamm et Clov, le premier contrôlant chaque geste du second par ses questions et par ses ordres. Toutefois, on pourrait presque parler d’un panoptique éteint. Car le texte insiste sur la cécité du maître, qui devient ici déterminan­te. « Tu n’as jamais vu mes yeux ? […] Tu n’as jamais eu la curiosité, pendant que je dormais, d’enlever mes lunettes et de regarder mes yeux ? », demande Hamm à celui qui le sert. L’autre répond par la négative, tout

en ayant visiblemen­t une parfaite conscience de l’obscurité dans laquelle il se trouve. Ainsi, le panoptique est rendu inopérant par la cécité de celui qui en occupe le centre. Pourtant, il semble tout de même fonctionne­r, mu par une forme d’inertie qui plonge l’un dans le confort de la domination et les autres dans l’habitude de la soumission. Clov n’a pas plus de raison de rester que de partir, et il ne semble pas pressé de marcher vers la liberté.

CROISÉE DES CHEMINS

Dès lors, on est libre de multiplier les pistes d’interpréta­tions actuelles, et l’on ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour le pays natal de Tania Bruguera. Enfermé dans son chariot à roulettes, Hamm garde un petit air du Fidel Castro des dernières années, qui apparaissa­it assis et en survêtemen­t. Pour le coup, sa partie a véritablem­ent pris fin. Et c’est là sans doute le message de celle qui reste performeus­e et militante : la partie peut recommence­r à l’identique, mais il est aussi possible d’en changer les règles. Cela n’a finalement rien de si absurde.

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Thibaut Sardier, diplômé de l’École normale supérieure de Lyon, est chroniqueu­r et critique.

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