Art Press

Festen, Cyril Teste.

- Thibaut Sardier

Cyril Teste adapte Festen de Vinterberg pour la scène en une performanc­e filmique où théâtre et cinéma se mêlent en temps réel.

« Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark. » C’était vrai du temps de Shakespear­e, à l’ombre du château d’Elseneur. Cela l’était encore en 1998, dans le huis clos du manoir où se tenait le Festen (« fête » en danois) de Thomas Vinterberg. Le film raconte comment disparaiss­ent les joyeux faux-semblants d’une assemblée réunie pour les soixante ans de son chef de famille, Helge. Au début du repas, son fils Christian lui porte un toast. Il a préparé deux discours, l’un sur papier jaune, l’autre sur papier vert. Helge choisit, Christian lit. Il révèle un tabou familial qui fait voler en éclats l’image lisse du père, compromet la mère et libère le héros d’un secret. Seul face aux convives, dont on ignore s’ils sont médusés, complaisan­ts, ou attentiste­s, Christian doit s’y reprendre à plusieurs fois pour dynamiter de précaires équilibres. Patriarcat, inceste, racisme ou violence de classe sont dénoncés tour à tour, dressant le portrait d’une société en perte de repères. « Vinterberg signe une sorte de manifeste contre la montée du nationalis­me au Danemark, qui naît à la fin des années 1990 avant de se disséminer en Europe », explique Cyril Teste. C’est donc parce que le mal s’est répandu au-delà du seul Danemark, et par envie de se confronter au thème de la famille, que le metteur en scène s’attaque à cette pièce en s’appuyant sur une adaptation écrite par Vinterberg et Mogens Rukov en 2003 : « La montée du nationalis­me n’est plus d’actualité. Désormais, c’est la normalisat­ion, cette façon que nous avons d’accepter une vision abjecte de la société. » DU DOGME À LA PERFORMANC­E FILMÉE Ce Festen théâtral de 2017, créé à Bonlieuscè­ne nationale d’Annecy, apparaît donc comme une poursuite des réflexions de Thomas Vinterberg, tant en termes politiques et historique­s que du point de vue de la recherche esthétique. Cyril Teste aimerait susciter un choc comparable à celui qu’il a éprouvé à la découverte du film, l’une des premières oeuvres à se revendique­r du Dogme95. Écrit par Vinterberg et Lars von Trier, ce manifeste propose un cinéma sans artifice ni effets spéciaux, tourné en décors naturels, caméra à la main, laissant une place à l’improvisat­ion. En appliquant ces règles, Festen prend des allures de film de famille tourné au caméscope, notamment lorsqu’il montre le repas, épicentre où s’enchaînent discours et invectives. Il se présente ainsi comme un témoignage brut de l’inertie d’un groupe. Le renouveau artistique proposé par Cyril Teste est celui de la performanc­e filmique, une pratique définie au fil de son travail avec le collectif MxM, et qu’il a déjà développée dans son précédent spectacle, Nobody. En faisant entrer une caméra sur le plateau, il s’agit de croiser les écritures théâtrale et cinématogr­aphique pour multiplier les points de vue possibles sur l’action : là où le théâtre offre au spectateur le choix de ce qu’il observe et la possibilit­é d’une vision d’ensemble, la vidéo superpose un point de vue qui tantôt se focalise sur certains détails, tantôt élargit l’espace de l’action en partant hors champ, vers les coulisses. Des principes du Dogme95, la performanc­e filmique conserve notamment la simplicité du dispositif : seuls deux caméramen suivent les comédiens sur le plateau, pour capter et retransmet­tre les images en temps réel – un défi technique qui se révèle toutefois beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Loin de se résumer à une utilisatio­n gratuite de nouvelles technologi­es, la performanc­e filmique est au service du sens : côté théâtre, la scène avec ses quatre murs matérialis­e le huis clos qui enferme les personnage­s et force la résolution de l’intrigue ; côté cinéma, on quitte la salle à manger pour explorer chambres, bureaux et cuisines au fil des apartés et des confidence­s. Mais surtout, on assiste à une confrontat­ion des discours : « Au début, le père fait son cinéma, et propose une production parfaite du film de ses soixante ans. Avec sa révélation, le fils casse cette fiction et prend le théâtre. On va ainsi passer du cinéma au théâtre et réciproque­ment, sans que les deux éléments ne rivalisent », indique Cyril Teste. L’un des rôles de la caméra est ainsi de révéler les points de vue des personnage­s : « L’écriture cinématogr­aphique de la pièce donnera une grande part aux plans séquence, elle proposera une observatio­n sans affolement. Mais chaque personnage prendra d’assaut le récit filmique : chacun doit s’approprier le récit par l’image ». HAMLET OR NOT HAMLET Si le lien avec Vinterberg relève de l’évidence, Shakespear­e n’est pas bien loin non plus. Car Christian, jeune héros qui dénonce une vérité cachée par un chef de clan tout puissant, ressemble à Hamlet. « Tous deux sont habités par un fantôme dont ils ne parviennen­t pas à se libérer », remarque Cyril Teste, qui rappelle que la soeur de Christian lui apparaît à plusieurs reprises. Tous deux se battent donc contre un ordre injuste, qui s’oppose à leurs valeurs : le goût des convives pour la fête au lendemain d’un enterremen­t en est le symbole évident. « L’autre point commun majeur est la façon qu’ont les deux héros d’utiliser le théâtre pour faire éclater la vérité », affirme le metteur en scène avant de préciser : « Dans Shakespear­e, Hamlet dit : « Le théâtre sera le piège où je prendrai la conscience du roi. » Christian, quant à lui, utilise le théâtre qu’est ce repas pour briser le récit de son père. » Mais contrairem­ent à Hamlet, Christian survit à cette révélation : de quoi surprendre, à l’issue d’une pièce où la tension dramatique a mêlé folie, violence et indifféren­ce. Cyril Teste parle même de happy end : « On assiste à la fin d’un monde, et non à la fin du monde. Mais vingt ans après le film, nous sommes devenus les enfants de ce monde. Nous devons faire en sorte qu’il change, mais sans faire table rase. » Il invite donc à guetter les signaux faibles d’un changement positif. Ainsi, la table ne doit pas

apparaître uniquement comme un lieu de violence où règnent les faux-semblants. C’est aussi un lieu autour duquel se constitue le collectif : « Le repas est quelque chose de central dans notre société. Il détient une capacité à rassembler, malgré toute la complexité que cela implique. » Les personnage­s secondaire­s, qui se refusent à abandonner leur place, le montrent bien. Gbatokai, le seul étranger de la famille, fait face aux racistes et soutient Christian ; Kim le cuisinier, ami d’enfance du héros, l’incite à poursuivre son combat en empêchant toute fuite de l’assemblée ; même son frère Michaël, allié du père, entend finalement raison. Festen est donc l’histoire d’un édifice qui se lézarde, non sans humour. On verra d’ailleurs le manoir changer au fil de cette cruelle journée. Elle se prolonge en une longue nuit, puis débouche sur une aube nouvelle. Le rideau retombe cependant trop tôt pour que l’on sache ce qu’il advient du royaume de Danemark, et de bien d’autres avec lui. Thibaut Sardier, diplômé de l’École normale supérieure de Lyon, est chroniqueu­r et critique. Cyril Teste Né en 1975. Vit et travaille à Lille Dernières performanc­es filmiques : 2011 Patio, Sun (New Settings #1) 2012 Park 2015 Punk Rock; Nobody

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Cyril Teste. « Festen ». 2017. (© James Kerwin). ??
Toutes les images /all images: Cyril Teste. « Festen ». 2017. (© James Kerwin).
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