Art Press

Véronique Bergen

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Jamais

Tinbad, 126 p., 16 euros Ce récit à bout de souffle est un compte à rebours de 59 minutes. Sarah, une octogénair­e alitée dans un hôpital, ouvre la brèche à une confession crachée d’un trou noir, que le sevrage de sa nuit anxiolytiq­ue ne protège plus de sa frayeur de 18 heures. La remontée vers la mémoire glisse sur les parois liquides de la langue: le français dans lequel elle s’est jetée comme dans un bain de pureté pour échapper à la langue paternelle, le flamand de sa Belgique natale. De ses origines juives, Sarah ne garde que la violence « nazie » de son bourreau: « Mademoisel­le, vous croyez que le degré zéro de l’inceste, ça existe? », demande-t-elle à l’aidesoigna­nte. Le français d’adoption de Sarah n’est qu’un filet, d’où les verbes d’action fuient. Une langue impuissant­e à rassembler ses organes dispersés autour de l’heure de la déchirure. Dans ce goutte à goutte temporel, Sarah déglutit sa haine de soi, de ce corps camisolé dans l’invisibili­té que l’existence de sa fille a ramené à la chair. « Ma fille est venue troubler mon grand largage des amarres, elle n’a pas osé me réveiller mais a déposé des colis piégés aux quatre coins de l’appartemen­t, entreposan­t près de mon lit des hottes de mots qui enrhumeron­t mes méninges avant de les contaminer épilepsie, affections vénérienne­s. » La fille désavouée cultive depuis l’enfance la précision de la langue française pour combler le bégaiement honteux de la mère, bègue de la langue juste et non de la parole du pathos mortifère. « Petite, je suis libre de mourir à tout instant, de m’enfermer dans le grenier et d’avaler du gaz. » Dans ce monologue sans pardon, la mère refuse avant tout d’endosser le langage de la victime. Cette prose poétique pousse jusqu’à l’épuisement la métaphore, en tirant jusqu’aux confins le territoire du jamais.

Claire Tencin

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