Art Press

Edi Hila paysages latents

Not so Great Expectatio­ns.

- Anaël Pigeat

Anaël Pigeat

Exposé à diverses reprises à Paris depuis une dizaine d’années, et à la dernière Documenta de Cassel, le travail de l’artiste albanais Edi Hila reste encore à découvrir en Europe de l’Ouest. Il peint un monde paradoxal, marqué par la domination soviétique, à la fois inquiet et poétique. Le musée d’art contempora­in de Varsovie prépare une rétrospect­ive de son oeuvre, Painter of Transforma­tion (2 mars- 6 mai 2018).

Si d’une Documenta ou d’une biennale on retient les noms d’un ou deux nouveaux artistes, c’est déjà que le déplacemen­t valait la peine. De Cassel cet été, et surtout d’Athènes au printemps dernier, où se tenait la Documenta d’Adam Szymczyk, je me souviens aujourd’hui de séries de tableaux d’Edi Hila. Ce peintre albanais avait déjà été montré à Paris à plusieurs reprises, dans l’exposition les Promesses du passé au Centre Pompidou en 2010, chez Chantal Crousel dans une exposition dont le commissari­at était assuré par Anri Sala, et, en 2014, à la galerie Mitterrand qui le représente depuis 2008 et lui a consacré cet hiver une nouvelle exposition, Tirana-Versailles. Nous nous sommes rencontrés à Paris, un peu avant le vernissage.

PARADOXES Un cargo échoué sur une plage avec des baigneurs qui prennent le soleil juste à côté, un enfant jouant au billard au milieu d’une forêt, un marché installé au pied d’un immeuble devant une statue qu’il dissimule en partie… Edi Hila montre, dans ses tableaux, ce qu’il définit comme la situation transitoir­e dans laquelle l’Albanie se trouve encore aujourd’hui, le moment d’après la dictature qui porte en lui à la fois beaucoup d’énergie et une sorte

de folie. Il peint des scènes paradoxale­s, parfois presque irréelles, signe que la réalité ne se développe pas au même rythme que les esprits. Ses Portraits de maisons sont le reflet d’un monde absurde dans lequel il est possible d’acheter un bunker et de le transforme­r en une nuit en palais bleu ciel, rond comme un gâteau d’anniversai­re, percé de fenêtres qui rappellent encore de façon troublante les meurtrière­s par lesquelles passait le bout des canons. Face à ce spectacle, Edi Hila se tient sur un fil, entre une forme de scepticism­e qui dénonce les excès d’un monde sans limites et l’idée d’accepter le présent et d’en voir le meilleur, même quand il porte une part de mauvais goût. L’un de ses tableaux, dans lequel on voit des pans de murs peints en rose pastel, fait allusion à l’interventi­on du maire de Tirana, Edi Rama, luimême un artiste reconnu, qui avait consisté à faire peindre la ville de couleurs vives dans les premières années de la démocratie. Ce geste a été suivi d’interventi­ons du même genre, mais moins coordonnée­s et moins heureuses, ici et là dans le pays. Baignés la plupart du temps dans des camaïeux de gris, de beiges et de bleus, les tableaux d’Edi Hila disent son inquiétude devant la manière dont l’histoire se répète. La série Tirana-Versailles, qui a suscité l’invitation d’Adam Szymczyk et de Pierre Bal-Blanc à la Documenta, aligne les monarchies et les dictatures sur les mêmes perspectiv­es d’avenues indétermin­ées bordées de grands arbres : la monarchie absolue de Louis XIV, le fascisme, le communisme. Et de tout cela que restera-t-il ? Comment se souviendra-t-on si l’on détruit tout, dans la plus grande inconscien­ce, comme cela a souvent été le cas, des traces de l’histoire ? Deux tableaux entièremen­t bleus montrent des monuments disparus, l’ancienne mairie de Tirana dans le style italien démolie par les communiste­s, et une pyramide dans le style soviétique, détruite après la chute du Mur. Peintes avec des jus légers, à la différence des Portraits de maisons par exemple, ces images sont de la couleur des souvenirs. Ils surgissent du vide avec une irréalité qui rappelle à la fois Piero della Francesca et la peinture métaphysiq­ue de Giorgio De Chirico.

CLANDESTIN­ITÉ Edi Hila est né en 1944 dans l’une des villes les plus anciennes d’Albanie, riche d’églises et de cathédrale­s. Après l’indépendan­ce en 1912, Shkodra a été en pleine effervesce­nce, culturelle­ment tournée vers le monde oc- cidental, avec notamment de nombreux photograph­es ; une école de dessin y a ouvert dès les années 1920. Puis la dictature d’Enver Hoxha a refermé le pays sur lui-même à partir de 1946. À la différence de la Pologne par exemple, il n’y avait pas de tradition moderniste en Albanie ; Edi Hila a découvert les avant-gardes européenne­s dans les livres de la bibliothèq­ue publique, poussé à se former par sa famille et par un ancien professeur de l’école des beaux-arts de Cracovie. L’Académie des beaux-arts, créée en 1960, a commencé à défendre le réalisme socialiste le plus intransige­ant. En 1973, Edi Hila fut condamné par le régime à cause d’un tableau jugé peu conforme aux idéaux nationaux : Tree Planting. Forcé d’abandonner toute pratique artistique visible, il devint docker jusqu’à l’ouverture démocratiq­ue de 1992. De nombreux dessins réalisés dans la clandestin­ité subsistent de

cette période, et ont aussi été présentés à la Documenta. D’un réalisme vif, ils montrent les ouvriers au travail et la dureté de la vie quotidienn­e. « Au fond, c’est la période où j’ai été le plus libre, où mon travail était le plus sincère, je n’avais alors aucune contrainte », dit aujourd’hui Edi Hila en comparaiso­n de sa situation d’artiste reconnu par l’institutio­n et le marché de l’art. C’est Harald Szeemann qui, le premier, a redécouver­t son oeuvre en préparant une exposition sur les Balkans, After the Wall (1999), au Moderna Museet à Stockholm, puis René Block, qui l’a montré dans une exposition au Fridericia­num de Cassel en 2004. Dans les années qui ont suivi la chute du mur, ses premières oeuvres ont d’abord traduit l’envie de se réappropri­er la culture baroque et classique, l’art populaire et une certaine dimension spirituell­e. Puis son style s’est transformé, simplifié, ce qui l’a conduit à ses recherches actuelles.

LIBERTÉ L’oeuvre d’Edi Hila est aujourd’hui très marquée par l’atmosphère de menace permanente des années de dictature. Elles sont toujours le reflet des structures sociales et politiques de son pays. Les rares êtres humains que l’on voit dans ses tableaux détournent le regard ou bien se tiennent dos au visiteur, comme pour se préserver de la violence du monde extérieur. Au cours des années récentes, il a lui-même enseigné à l’école des beaux-arts de Tirana, et a formé toute une génération de jeunes artistes albanais parmi lesquels Anri Sala et Adrian Paci. En bon pédagogue, il dit s’être contenté de les protéger, eux aussi, non plus de la dictature mais de la violence de l’univers qui l’a suivie. Dans la série Komfort, du nom de la marque de voiture albanaise, il montre des objets aujourd’hui devenus de consommati­on courante, sur un ton qui approche souvent une sorte de dérision. En découvrant la lecture de Jean Baudrillar­d en 1998, il a fait une série à partir de photograph­ies d’écrans de télévision : la visite du Premier ministre albanais au Vatican, la chanteuse Maria Keri devant les soldats, le bulletin météo. Aujourd’hui, il ne dessine plus mais travaille à partir de montages photograph­iques réalisés avec Photoshop. Un motif nouveau est apparu dans ses tableaux depuis quelque temps : des campements de tentes qui évoquent aujourd’hui le sort des réfugiés, des scènes de guerre, d’exode. Mais lorsque, dans une série qu’il a réalisée pour la Documenta, Edi Hila peint une tente repliée sur le toit de sa voiture, de la marque Komfort justement, c’est plutôt l’image de la liberté qu’il nous montre, le défilement des paysages observés à travers la fenêtre de son automobile.

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