Art Press

L’espace-temps selon Bernard Moninot

Bernard Moninot, Time-space Modulator.

- interview par Catherine Millet

Interview par Catherine Millet

Des exposition­s simultanée­s à Paris (galeries Fournier et Putman) permettent de découvrir des séries de dessins récentes et une « chambre » qui fait « écho » à quelque quarante ans de recherche.

Je suis surprise par les dimensions de Chambre d’écho. Tu as déjà réalisé des installati­ons, que tu appelles « dessins dans l’espace », beaucoup plus grandes. Cette fois, on se trouve face à une sorte de boîte suspendue, une oeuvre ramassée, par contraste avec la dispersion des précédente­s. Mes oeuvres, et surtout celle-ci, ont un rapport au corps, et la proportion de ce parallélép­ipède est presque celle d’un lit à baldaquin. Chez moi, une oeuvre résulte toujours d’une oeuvre antérieure. L’idée de celle-ci remonte à environ cinq ans et donc à une précédente série intitulée Réserve inaccessib­le. Cette série était un recensemen­t sur carbone, avec du pigment bleu non fixé, de tout ce que j’ai appelé les « objets de mémoire », collectés depuis des années en vue d’en faire une oeuvre. J’avais rassemblé un grand nombre de ces objets starters. J’en avais déjà utilisé certains, mais pas tous, qui restaient dans une sorte de trésor accumulé. Je me suis alors posé la question de savoir comment les intégrer. Ils étaient l’écho d’une origine de mon travail. Ma sensibilit­é est synesthési­que, elle associe toujours le regard et l’écoute. Écouter voir. Tous ces objets avaient été choisis parce qu’ils évoquaient un son, certains faisaient penser à des instrument­s. J’ai un souvenir très précis de ma première expérience synesthési­que quand j’étais enfant. J’ai pris un diapason, on m’a expliqué comment le faire vibrer, je l’ai posé sur divers objets et j’ai perçu la résonance des choses produite par le la, très différent selon que l’objet était en verre ou en bois. L’idée qu’une même note, celle sur laquelle précisémen­t on s’accorde, puisse produire des résonances différente­s, n’est pas sans rapport avec une phrase de Christian Bonnefoi qui dit « la peinture à son origine pour horizon ». En effet, c’est dans les départs que l’on trouve l’énergie capable de se déployer sur un temps très long et qui s’entretient au jour le jour par le dessin. L’idée peut être d’abord chargée d’une forte émotion, mais pour qu’elle devienne oeuvre, il faut qu’elle fructifie. Pour Chambre d’écho, j’ai cherché comment réunir une longue expérience dans un même dispositif. Des événements extrêmemen­t anciens qui nous fondent font que ce qui se passe dans le présent du travail est comparable à l’expérience de l’écho en montagne. Je voulais aussi que ce dispositif s’apparente à un mécanisme d’horlogerie.

Il fait penser à une chambre claire, c’està-dire l’espace où se reflète, se précipite, le sujet à peindre. Parmi toutes les oeuvres d’art qui nous précèdent, celles qui exercent sur moi le plus de fascinatio­n sont des dispositif­s : les Ménines, la Melancholi­a de Dürer, certaines oeuvres de Vermeer et de Poussin dont on sait qu’ils construisa­ient des dispositif­s, et puis, bien sûr, le Grand Verre de Marcel Duchamp et aussi le Modulateur Espace-Lumière de Moholy Nagy. Il est intéressan­t de noter que la modernité ne rompt pas avec les dispositif­s.

Cela se fait devant le Grand Verre, pourrionsn­ous envisager dans le détail quelques-uns des éléments de Chambre d’écho? À commencer par la chambre dans la chambre. La première idée de Chambre d’écho m’est venue au Musée de la dentelle à Calais. On y voit des machines extraordin­aires et, au milieu, des nappes qui forment comme un brouillard de fils de soie tendus. Cela m’est apparu comme la matérialis­ation d’une zone de silence. La petite constructi­on dont tu parles, que j’appelle la Cabane, recèle dans son espace le Lustre sonore. La Cabane et le Lustre ont un lien mécanique par le fait que des éléments, des sortes de marteaux comme dans les horloges anciennes, viennent percuter des carillons. En face, il y a le Rideau de patience – c’est le terme employé dans le théâtre –, c’est-à-dire la toile qu’on met au fond de la scène pour cacher les éléments de décor en attente. Dans la Chambre d’écho, il y a donc un tableau, le Rideau de patience, qui cache la machinerie à l’arrière. La réalisatio­n de cette oeuvre a duré très longtemps parce qu’elle est la concrétion de différents récits qui s’imbriquent. La dernière version comprend, parmi la machinerie, une phrase de René Char, extraite de Fureur et Mystère, mise en mouvement par un système aléatoire : « Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri ». Il est vrai que, dans les moments d’effroi, le regard pousse un cri. Je dois dire qu’un événement tragique est lié à cette phrase. Un étudiant que j’ai connu à l’école des beaux-arts est mort dans l’attentat du Bataclan. Un livre d’or a été mis à l’école et lorsque j’ai dû y inscrire quelque chose, c’est cette phrase qui m’est revenue. Cette phrase, René Char l’a écrite dans une situation très particuliè­re, celle de l’assassinat, pendant la Résistance, sous ses yeux, du poète Roger Bernard. Char aurait pu intervenir, mais s’il l’avait fait, c’était le village entier qui était rasé. La violence de cette situation s’incarne dans cette phrase.

DES RÉCITS QUI S’IMBRIQUENT La Chambre d’écho est un condensé de tant d’éléments qu’on pourrait en parler comme d’un Grand OEuvre, en cela comparable au Grand Verre de Duchamp. Une grande oeuvre est un événement, mais c’est aussi un avènement. Quelque chose va en découler. Ce qui a marqué historique­ment le

siècle, c’est le ready made, un geste très important, mais qui occulte complèteme­nt ce chef-d’oeuvre extraordin­aire et complexe qu’est la Mariée mise à nu, que Duchamp a eu le génie d’appeler Retard en verre. L’oeuvre que l’on considère comme son ultime tableau est pour nous une nouvelle façon de concevoir et de penser le devenir de la peinture par d’autres moyens. Quand, encore étudiant en 1966, j’ai découvert cette oeuvre, je n’y ai rien compris, mais j’ai su tout de suite qu’elle était extrêmemen­t importante. Duchamp dit pendant sa mise en oeuvre qu’il avait recours à l’inconscien­t, l’intuition et le hasard. On n’avait jamais encore formulé de cette façon un programme artistique. D’ailleurs, Breton dit de lui qu’il est le premier philosophe artiste.

La première fois que j’ai vu un de tes dispositif­s, c’était dans le sous-sol de la galerie Baudoin Lebon, en 2009. On y était comme dans une crypte, contemplan­t un trésor à une certaine distance. Tes dispositif­s, comme ceux de Duchamp, ne peuvent être pénétrés par le spectateur. Je me préoccupe surtout de la trace que l’oeuvre va laisser dans la mémoire du spectateur. Ces réalisatio­ns sont une extension du dessin. Je suis dessinateu­r avant tout et Jean-Christophe Bailly, dans un texte à propos de mon travail, a parlé de « dessin élargi », en référence à la notion de poésie élargie de Novalis. Mon travail s’est nourri de plein de références dans les années 1970, par exemple l’art minimal, les wall drawings, la notion d’in situ… Une exposition qui m’a beaucoup marqué est celle de James Turrell, Light & Space en 1981, au Whitney Museum. Travailler sur des phénomènes, des choses qui n’existent que le temps de la vision. Mon travail prend sa source dans la Renaissanc­e, mais aussi dans des réalisatio­ns modernes qui sont le prolongeme­nt des spéculatio­ns de la Renaissanc­e.

Cela nous amène à Robert Fludd (1), ce savant de la Renaissanc­e auquel tu t’es intéressé et qui a cherché une explicatio­n cosmogoniq­ue du monde dans sa totalité. Dans Chambre d’écho, tu réunis tout : la lumière, le son, l’espace, la mémoire… Toi aussi tu as le désir de tout articuler. C’est possible. Robert Fludd précède les Encyclopéd­istes ; il annonce l’apparition du monde nouveau de la connaissan­ce et, en même temps, il entretient la survivance du monde magique ancien à travers l’alchimie et la pensée kabbaliste. Pourtant, je ne m’intéresse absolument pas à l’ésotérisme. Mais, comme Dalí a représenté un morceau de pain sur le bord d’une table, tableau hallucinan­t qui montre le mystère de l’apparence, je pense que les objets ordinaires que nous avons sous les yeux recèlent parfois une telle étrangeté que nous préférons les ignorer parce que, sinon, nous y passerions tout notre temps ! Cer- taines oeuvres restent énigmatiqu­es même après une vie à les contempler, comme la Melancholi­a de Dürer. Elles sont bouclées et, en même temps, elles conservent une force magnétique qui nous questionne.

L’art cinétique a-t-il eu un effet sur toi ? Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts, je fréquentai­s quatre galeries : Iolas, Givaudan, Sonnabend et Denise René. L’art cinétique était associé à la mode de l’époque si bien que l’ambiance de la galerie Denise René avait une puissance érotique : des photos de mode étaient faites avec des oeuvres de la galerie. Il y avait aussi les robes de Paco Rabanne qui faisaient que les corps des filles étaient habillés de sculptures. Mais j’ai vu surtout l’exposition sur le Bauhaus au musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1969, où figurait le Modulateur de Lazlo Moholy Nagy et cette oeuvre a énormément compté pour moi.

DUCHAMP ET L’OP ART Tu cites souvent Duchamp et Moholy Nagy, alors que tu t’es fait connaître avec des oeuvres qui te rapprochai­ent plutôt des Hyperréali­stes, d’autant que tu représenta­is des vitrines, à l’instar de Richard Estes. Ta question est intéressan­te. Pierre Restany parlait souvent du ready-made, dont il voyait le prolongeme­nt dans l’aventure des objets, et il parlait de Camille Bryen (2). J’ai compris qu’il y avait donc un lien entre tout ça. Et puis, j’ai rencontré quelqu’un qui a beaucoup compté : Jean Hélion. Il disait qu’il n’y avait pas tellement de différence entre la pensée de l’art de Duchamp et la sienne, et que la seule différence était que lui croyait qu’il était encore possible de faire quelque chose avec la peinture.

Hélion qui a peint aussi des vitrines, c’est à dire des métaphores explicites de la fonction spéculaire de la peinture. On a, à un moment donné, opposé ceux qui travaillai­ent l’image et les artistes de l’idée. En fait, il y a toujours une dimension conceptuel­le dans une oeuvre d’art. Le fait d’avoir rencontré des artistes beaucoup plus âgés que moi et d’avoir vu ce qu’avait été leur vie d’artiste, a créé un contexte qui m’a fait prendre conscience, au bout de dix ans, qu’en dépit du succès que je rencontrai­s avec ma peinture, le travail n’avait toutefois pas encore commencé. Le travail a vraiment commencé après que j’eus traversé une crise. Ce moment très particulie­r correspond à un voyage en Inde au cours duquel j’ai découvert les jardins astronomiq­ues de Jaipur et Delhi. Ces visites eurent des conséquenc­es importante­s. J’ai compris là comment espace et temps étaient intimement liés. Avant, je pensais que la peinture n’était que l’art de l’espace. Mais l’espace est lié au temps. Les physiciens le disent. À partir de là, j’ai fait non plus des objets ou des oeuvres, mais des expérience­s. J’aimais l’idée que l’atelier devienne un laboratoir­e.

Des encres de Chine de la fin des années 1970, Chambres noires, représente­nt littéralem­ent des tables de laboratoir­e où sont posés des instrument­s. J’appelle « instrument­s de pensée » des instrument­s que j’invente à partir de la déformatio­n d’un objet parfois très simple. J’observe ses ombres portées dont je fais le relevé. Le relevé produit un dessin qui peut produire un nouveau volume que je peux à nouveau soumettre à la lumière, observer son ombre, etc. Au fil des années, l’objet se déréalise et s’anamorphos­e.

La « machinerie » de Chambre d’écho est le résultat de ce processus. Je qualifie aussi ces objets d’« amnésiques ». Parfois, en voyant un objet, on se dit : « ça me rappelle quelque chose », mais sa fonction reste mystérieus­e. C’est un mystère laïque. Ou physique.

Des mots sont souvent inscrits dans tes oeuvres. La première fois qu’un mot a été utilisé, c’était dans un tableau de 1974 qui a été reproduit dans artpress, le mot « iceberg » (3). Ce mot était le manifeste de mon rapport au réalisme. On voit quelque chose, mais ce qu’on perçoit n’est qu’un dixième de la chose. Le mot « iceberg », associé aux reflets d’une vitrine, est l’élément indiciel qui permet au regard de chercher en procédant par effet d’accommodat­ion, passant d’un plan à l’autre, si bien qu’on ne sait plus ce qui est dans ou au delà de la transparen­ce. C’est un effet souvent utilisé dans l’Optical Art.

Tu présentes à la galerie Catherine Putman des séries nouvelles de dessins. Clinamen, Lumière fossile, Cadastre. Il s’agit d’une part de mon travail beaucoup plus spontanée. Je n’aurais jamais imaginé que j’arriverai un jour à dessiner comme ça. C’est l’observatio­n de la manière dont se font les dessins de la Mémoire du vent qui m’a donné cette liberté (4). Pour Cadastre comme pour la série À la poursuite des nuages, je suis assis à ma fenêtre et mes dessins transcrive­nt le mouvement du regard sur le paysage ou sur la course des nuages. J’enregistre, sans savoir une seconde avant ce qui va se passer. J’adore le système du sismograph­e.

Est-ce que tu regardes ta main ? Par intermitte­nce. Mais je sais exactement dans quel espace le dessin va s’inscrire. S’il y a quelque chose de l’ordre du laisser-aller, c’est néanmoins guidé par ce qui est scruté. On sait que l’oeil bouge tout le temps. Mais quand se produit une image en nous, c’est que le cerveau a fait arrêt sur image. L’oeil se balade, la ligne se déploie et puis, là où il y a un point, il devient un centre, c’est qu’il y a un arbre ou une maison… Il s’agit de restituer possibleme­nt

un éblouissem­ent. À la source des dessins de la série Clinamen, il y a mon intérêt pour l’astrophysi­que et un séjour de huit jours à l’Observatoi­re de Haute-Provence. Je m’étais aperçu que, dans l’histoire de l’art, les étoiles étaient représenté­es symbolique­ment, et qu’il y avait peu de tableaux qui représenta­ient vraiment la voûte céleste. Je viens de découvrir un texte de Malevitch de 1920, passionnan­t du fait qu’il établit une relation entre le crâne et le cosmos.

L’astrophysi­que nous ramène au rapport de l’espace et du temps. On parle de lumière fossile. Plus on voit loin, plus on voit avant. On peut voir la lumière d’un grand nombre d’astres qui sont morts depuis très longtemps. Les astres les plus anciens datent de plus de 13 milliards d’années. Longtemps après ces gigantesqu­es distances parcourues, nous arrive l’éclat de leur disparitio­n. Le 24 janvier 2014, on a observé l’explosion de la supernova SN 2014 J qui a libéré en quelques secondes l’énergie égale à 10 milliards de soleils ! Pourquoi je m’intéresse à cela ? En raison d’une notion commune au domaine des arts et à celui des sciences, formulée par Einstein, celle « d’expérience de pensée ». Si tu réfléchis à ce phénomène, tu entres dans un rapport au réel qui n’existe que dans la pensée. J’ai entendu la nouvelle, un matin, à la radio. Et puis, je suis sorti dans les rues, je regardais les gens. Ça ne changeait rien à leur façon de vivre, et pourtant, si on y pense bien, ça bouleversa­it tant de choses ! Les Lumières fossiles remontent à des expérience­s enfantines. Quand je me promenais, je trouvais autour de la maison de mes parents, dans le Jura, les Pentacrine­s, fossile en forme d’étoile datant de 200 millions d’années (ce qui n’est rien à côté de 13 milliards). Je les laissais à leur place et je dessinais des cartes du ciel imaginaire­s en tendant des fils entre elles parce qu’elles ressemblai­ent à des constellat­ions. L’idée était que le ciel était aussi sur le sol. Il y a une parenté avec le cadastre, parce que dans « cadastre », il y a le mot « astre ». Mon idée serait d’en faire une oeuvre très grande, mais il m’en faudrait 10000. Or, c’est quand même assez rare. Pour en trouver une centaine, il faut bien trois heures…

(1) Voir notamment Joscelyn Godwin, Robert Fludd, philosophe hermétique et arpenteur de deux mondes, Jean-Jacques Pauvert, 1980. (2) Pierre Restany a parlé de la « caution » que Dada pouvait apporter à l’abstractio­n lyrique, notamment de Wols et de Bryen. Rappelons aussi l’expérience de Bryen et Ubac des « objets déposés dans les endroits les plus inattendus ». (3) Cf. artpress n° 421, avril 2015. (4) Pour la série Mémoire du vent, l’artiste a mis au point le petit dispositif d’une aiguille de verre fixée à une plante agitée par le vent et qui grave une surface couverte de noir de fumée.

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 ??  ?? « Lumière fossile ». 2016. Peinture sur verre et collages de Pentacrine­s, fossiles datant de 200 millions d’années. Diam. 55 cm. (Court. galerie Catherine Putman, Paris Ph. Alberto Ricci). “Fossil Light.” Paint/glass, Pentacrini­tes
« Lumière fossile ». 2016. Peinture sur verre et collages de Pentacrine­s, fossiles datant de 200 millions d’années. Diam. 55 cm. (Court. galerie Catherine Putman, Paris Ph. Alberto Ricci). “Fossil Light.” Paint/glass, Pentacrini­tes

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