Camille Llobet
Pedro Morais
Les vidéos et les installations sonores de Camille Llobet, basées aussi bien sur les cultural studies que sur les neuro-sciences, explorent les mouvements involontaires du corps et la musicalité de la parole, donnant lieu à une chorégraphie de la pensée.
Au cours des dernières décennies, un champ de réflexion stimulant s’est développé autour des disability studies, soit les recherches sur le handicap. Basées sur l’approche i nterdisciplinaire des studies universitaires anglo-saxonnes, et des actions menées en faveur de la discrimination positive, ces recherches intègrent néanmoins l’apport personnel des personnes ayant fait l’expérience du handicap, apport envisagé comme une position pertinente pour analyser les enjeux sociaux plus vastes relatifs à la définition de la normalité et des formes de pouvoir. Dans leur ouvrage intitulé The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study (2013), les chercheurs Fred Moten et Stefano Harney affirmaient que le prisme des black studies leur permettait d’analyser les mutations des mécanismes de contrôle généralisé. De la même façon, certains secteurs des disability studies approchent la dimension construite socialement du handicap pour questionner des obstacles sociaux ou l’organisation même de l’espace. L’intérêt de Camille Llobet pour le corps et le langage s’est souvent établi dans un dialogue étroit avec des personnes ayant développé des compétences très spécifiques, qu’il s’agisse d’une performeuse sourde, de danseuses classiques ou de sportifs de haut niveau. Pour la vidéo Voir ce qui est dit (2016), elle a collaboré avec Noha El Sadawy, sourde profonde. Placée à côté d’un chef d’orchestre de Genève, elle décrit en langue des signes sa vision des musiciens (hors-champ). Traduc- tion synesthésique du son en mouvement, la vidéo frappe par la subjectivité poétique que la performeuse imprime à l’acte de décrire. Le visage tendu et les gestes exaltés évoquent le cinéma muet et l’aspect musical de la langue des signes. LE DEVENIR MACHINE DU CORPS « Je m’intéresse aux handicaps qui modifient la capture de l’information et son traitement. Le contournement d’une défaillance va produire de nouvelles façons d’appréhender le monde. Ce sont des modes de perception inventés, bricolés, qui échappent aux codes d’un langage normé », analyse l’artiste, avant d’élargir la question au fonctionnement du cerveau : « Selon le scientifique et philosophe Israel Rosenfield, le cerveau invente ce qu’il perçoit : le mouvement crée un monde de sensations visuelles, tactiles et auditives
désorganisées et instables à partir desquelles il faut construire un environnement sensoriel cohérent. » Question de traduction encore dans le cas des vidéos de Prosodie (2013), où Camille Llobet propose à deux personnes de reproduire avec la bouche le début du film Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone, réputé pour sa richesse sonore. Ce devenir machine du corps, transformé en appareil de réception, dévoile dans le même temps la prosodie dans l’acte de communication – le rythme, le débit et l’intonation –, soulignant notre capacité à dire à travers la seule musicalité de la parole. L’artiste s’était déjà employé à travailler les paradoxes entre automatisme et performativité du langage dans Téléscripteur (2006), invitant trois personnes à décrire un film de guerre d’une durée de deux heures. « Paradoxalement, c’est en le faisant devenir machine, en le faisant échapper à l’intellect, qu’on réincarne un corps et un langage, qu’on en révèle tous les phénomènes discrets », précise l’artiste. « Robert Bresson avait pour habitude de faire répéter ses acteurs, qu’il appelait ses “modèles“, jusqu’à soixante-dix fois la même scène, afin d’aboutir à un automatisme qui soit le plus proche possible de la vie réelle et non de sa représentation. » UNE CHORÉGRAPHIE DE LA PENSÉE Dans deux oeuvres sonores, Camille Llobet emploie différentes stratégies discursives pour mettre en tension la perception et le langage. Dans Dallas, le 22 novembre 1963 (2010), elle part du petit film d’Abraham Zapruder qui montre l’assassinat de John F. Kennedy, puis laisse l’événement hors-champ pour se concentrer sur chaque personne perçue à l’écran. Ainsi, l’une des séquences – l’une des plus décortiquées de l’histoire des images, source de mille spéculations – devient abstraction, telle une image surgie d’un souvenir et empêchant toute vision globale. La sensation de rapport policier à la lecture mécanique surgit dans Graffitti (2010), où la voix de l’artiste récite les inscriptions recueillies sur les murs dans plusieurs villes du monde, mélangeant signatures ou messages politiques. « J’aime me faire surprendre par un détail sans entrevoir le contexte auquel il appartient, prêter attention à la conséquence d’un événement plutôt qu’à sa cause », note l’artiste. Une méthode proche du « paradigme indiciaire » de l’historien Carlo Ginzburg, méthode basée sur l’importance accordée aux traces involontaires, ou de celle de l’historien de l’art Giovanni Morelli qui identifiait des tableaux en observant les détails secondaires. Les trois danseuses filmées en gros plan à hauteur de leur bouche dans Chorée (2014), laissent aussi échapper des mouvements non maîtrisés (et une dimension érotique), malgré
leur concentration extrême. Cette tension entre la technicité virtuose et ce qui échappe à la maîtrise est pour l’artiste l’expression même d’une pensée du corps. Pour son dernier projet, Faire la musique (2017), elle a invité des sportifs de haut niveau à répéter mentalement leur parcours dans un décor de béton (le pilier d’un pont de contournement). Cette forme d’entraînement permet de créer des automatismes en jouant sur la plasticité du cerveau, selon le principe des neurones miroirs. (Imaginer une action activerait les mêmes zones cérébrales que réaliser physiquement cette action.) Cherchant à trouver une qualité de présence explosive et dense, de façon anti-théâtrale, Camille Llobet donne à voir des chorégraphies de la pensée.
Camille Llobet’s videos and sound installations draw on both the neurosciences and cultural studies. They explore the body’s involuntary movements and the musicality of the spoken word, producing a choreography of thought. The field of disability studies has proved to be a fertile ground for research and stimulating reflection over the last few years. This research takes the interdisciplinary approach prevalent in Anglo-American academia and overlaps with what is called the positive discrimination movement, while at the same time embracing the personal experiences of people with handicaps as a source of knowledge in analyzing the broadest social issues in regard to definitions of normality and
forms of power. In their book The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study (2013), Fred Moten and Stefano Harney argue that the prism of what they call “black study” (defined as “the black radical tradition”) allows them to analyze changes in the mechanisms of generalized control. Similarly, certain schools of thought in disability studies focus on handicap as a social construct, interrogating social obstacles and even the social organization of space. Camille Llobet’s interest in the body and language often leads her to conduct an intense dialogue with people who have developed very specific physical skills, such as a deaf performance artist, classical dancers and world-class athletes. For her video Voir ce
qui est dit (See what is said, 2016), she worked with Noha El Sadawy, totally deaf since birth. We see El Sadawy in Geneva standing beside a conductor, using sign language to describe her vision of an off-stage orchestra. A synesthetic translation of sound into movement, what makes this video so striking is the poetic subjectivity of the performer’s descriptive acts. Her taut face and enthusiastic gestures bring to mind silent movies and the musical dimension of sign language.
BODIES INTO MACHINES
“I’m fascinated by handicaps that modify the capture and processing of information. Working around a physical deficiency produces new ways to apprehend the world. These invented, improvised modes of perception escape the codes of normalized language,” Llobet says, before turning to the broader question of the functioning of the brain. “According to the scientist and philosopher Israel Rosenfield, the brain invents what it perceives: movement creates a world of disorganized and unstable visual, tactile and auditory sensations with which an coherent sensory environment must be created.” The question of translation also comes up in the series of videos called Prosodie (2013), where Llobet asks two people to use their mouths to reproduce the beginning of the Sergio Leone film Once Upon A Time in the
West, known for the richness of its soundtrack. This transformation of the body into a machine, an apparatus for sensory reception, also reveals the prosody in the act of communication, the rhythm, flow and information, highlighting our ability to speak through the musicality of the spoken alone. Llobet has previously explored the paradoxes between automatism and performativity in language in her piece Téléscripteur (2006), where she asked three people to describe a two-hour-long war movie. “Paradoxically, it is by turning the body into a machine, making it escape from the intellect, that we can reincarnate a body and language, and reveal all the discrete phenomena involved,” the artist explains. “Robert Bresson used to have his actors, whom he called his ‘models,’ rehearse the same scene as many as seventy times, so as to unleash automatic reflexes and thus portray, as closely as possible, real life and not its representation.”
A CHOREOGRAPHY OF THOUGHT
In two sound works Llobet employs different strategies to create a tension between perception and language. In Dallas, le 22 no
vembre 1963 (2010), she deconstructs Abraham Zapruder’s brief film footage of the assassination of John F. Kennedy. She starts by showing us the events and then leaves them out of our sight. Instead, we hear succinct descriptions of what each of the thir- teen people captured in this film did after the shots rang out.Thus one of the most studied film sequences in history becomes an abstraction, a source of a thousand speculations, like an image that emerges from our memory that prevents any overall vision. The police-like dimension of mechanical reading also makes itself felt in Graffitti (2010), where we hear the artist’s voice recite inscriptions found on the walls of nine cities around the world, a mix of signature tags and political slogans. “I like to be surprised by a detail without seeing the context it’s part of, to pay attention to the consequences of an event rather than its cause,” Llobet says. This method is close to what the historian Carlo Ginzburg calls “the evidential paradigm,” which focuses on involuntary traces, and the approach of the art historian Giovanni Morelli, who attributes paintings by paying attention to secondary details. In
Chorée (2014), three dancers are filmed at mouth level so that we become aware of their unmastered movements (and an erotic dimension), despite their extreme concentration. For Llobet, this tension between technical virtuosity and that which escapes mastery is an expression of the body’s thinking. For her latest piece, Faire la musique (2017), she asked top-level athletes to mentally rehearse their performance against a concrete background (a support column of a highway bypass). This kind of training makes it possible to generate automatic reflexes by making use of the plasticity of the brain, especially the functioning of mirror neurons. (Imagining an action activates the same cerebral zones as physically carrying out that action.) In her quest to find an explosive and dense quality of presence, Llobet lets us see choreographies of thought.
Camille Llobet Née en / born 1982 Expositions personnelles récentes / Recent solo shows : 2010 Après coup, Institut d’art contemporain, Villeurbanne ; L’Attrape-couleurs, Lyon 2013 Prosodie, Bu et Froid, Lyon 2014 Centre d’art Madeleine-Lambert, Vénissieux 2016 Centre d’art le 3 Bis f, Aix-en-Provence 2017 Galerie de l’Étrave, Thonon-les-Bains Expositions collectives / Group shows: 2017 Salon Galeriste, Galerie Eva Meyer, Paris Salon Camera camera, Galerie Espace à vendre, Nice Habiter des territoires, Prix Movimenta de la Jeune Création, Nice ; Brouhaha, Galerie du Granit, Belfort Avec les yeux d’un sourd, MAC VAL, Vitry-sur-Seine Comme les chutes d’eau déjà tremblent dedans la source, Centre d’art Madeleine-Lambert, Vénissieux 2018 Celebrating the Body, Mac Kenzie Gallery, Regina, Canada ; Ce qui nous tient, ce à quoi nous tenons, Galerie du Granit, Belfort Projections vidéo, Le Cyclop, Milly-la-Forêt