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Théâtre. La durée extrême : le défi de Mount Olympus

Mount Olympus and the Vertigo of Duration.

- Georges Banu

Georges Banu

Il y a plus de quarante ans, Robert Wilson lançait, avec le Regard

du sourd, le défi d’un spectacle de vingt-quatre heures. Récemment, Jan Fabre, en signant Mount

Olympus, revient à la provocatio­n de naguère en dessinant un cercle et en attestant la persistanc­e d’une pratique qui, aujourd’hui, connaît un essor particulie­r : les spectacles dont la durée varie de douze à seize heures

ne sont plus rares.

La propension, au théâtre, pour l’oeuvre dilatée a son pendant dans les autres arts – de nombreux romans comptent jusqu’à 600 pages, voir 800, et le dernier ouvrage de Paul Auster dépasse même les mille pages. Au cinéma, les films de Béla Tarr brisent les limites temporelle­s consacrées ; dans les galeries, les installati­ons occupent des espaces de plus en plus vastes, indifféren­tes aux dimensions généraleme­nt respectées. Le Grand Palais, avec le cycle Monumenta, a emboîté le pas au mouvement général et a connu des réussites retentissa­ntes grâce à des événements « hénaurmes », comme dirait Alfred Jarry, signés par Anselm Kiefer, Christian Boltanski, Ilya et Emilia Kabakov, Anish Kapoor. Et comment ne pas citer Christian Marclay, avec The Clock (2010), une oeuvre audiovisue­lle d’une durée de vingtquatr­e heures qui égrène, minute par minute, un siècle de cinéma. Une même tentation de la « surdimensi­on » de l’oeuvre les réunit ; ils affirment ainsi l’attrait pour le hors norme, pour le démesuré. LA RÉCURRENCE D’UNE PRATIQUE Cultiver le « grand format » (1) est un symptôme de l’art actuel qui surprend par son insoumissi­on à la rapidité généralisé­e et à la vitesse sans cesse recherchée. Faut -il voir là une forme de résistance, de rejet de cette accélérati­on imposée par l’usage des moyens de communicat­ion virtuelle ? Sans doute, car ces oeuvres géantes se constituen­t en citadelles qui relèvent les pont-levis au nom d’une volonté de se constituer en refuges, à l’abri des assaillant­s connectés au « village global ». Même la presse écrite – le Monde en particulie­r – s’affilie à ce mouvement en adoptant la pratique, que l’on pensait révolue, de longs articles d’opinion, d’enquêtes fouillées, de débats choraux. Ainsi, au message sur le téléphone mobile, en principe programmé pour deux minutes maximum, s’opposent des pratiques polémiques, d’hier et d’aujourd’hui, le grand format ou la lenteur…« Slowly, slowly », demandait John Cage dans sa fameuse Lecture on Nothing (1949), ou Milan Kundera, dans un roman-essai, intitulé justement la Lenteur (1995). Et le plus célèbre spectacle de la modernité, le Regard du sourd, de Robert Wilson ne reste-t-il pas le socle de ce traitement de la durée qui a perdu de sa singularit­é et a engendré, dans le temps, une véritable contagion ? Cependant, une distinctio­n doit être opérée. La distinctio­n entre, d’un côté, le recours à la lenteur comme rythme du spectacle – Robert Wilson en fut l’initiateur génial – et, de l’autre, la dimension épique d’un récit que l’on souhaite restituer dans son intégralit­é. Dans ce cas, la représenta­tion ne ralentit pas le jeu et les mouvements, mais elle acquiert une extension démesurée en raison du voeu de suivre une oeuvre dans toute son arborescen­ce. Quelques aventures se réclamant de cette pratique ont ouvert la voie dans les années 1980. Elles restent exemplaire­s : le Soulier de satin, de Paul Claudel, dans la mise en scène d’Antoine Vitez, le Mahabharat­a de Peter Brook et Jean-Claude Carrière, Faust de Goethe dans la version complète de Peter Stein. Des cycles shakespear­iens s’inscrivant dans la même mouvance ont marqué le paysage théâtral européen grâce aux réussites d’Ariane Mnouchkine, de Luk Perceval et, plus récemment, de Krzysztof Warlikowsk­i. Le désir d’explorer le texte sans la moindre amputation explique la « longue durée ». Les motivation­s divergent, mais les conséquenc­es débouchent sur la valorisati­on du « grand » aux dépens de la formule qui avait fait fortune autrefois : Small is beautiful. Celle-ci n’exigeait pas un « minimalism­e » programmé, mais réclamait la contrainte du

cadre pour accéder à l’« essence », au foyer ultime, tels Jerzy Grotowski dans le célèbre Prince constant, Eugenio Barba dans Min Fars Hus, ou encore Samuel Beckett et Eugène Ionesco. Cette attraction pour l’expression condensée explique également l’intérêt de Roland Barthes à la même époque pour les haïku. Après la rétention d’alors, l’extension d’aujourd’hui : l’art respecte, comme le coeur, l’alternance des systoles et diastoles. Polémique des forces qui se confronten­t. Inlassable­ment. SUSPICION ET RÉCONCILIA­TION Le grand format n’est pas innocent, car il renvoie à des manifestat­ions géantes au but explicite de propagande, peu importe les distinctio­ns idéologiqu­es. Tout ce qui est officiel réclame la présence des masses et l’ampleur de l’espace : à Saint-Pétersbour­g, les spectacles post-révolution­naires signés par Meyerhold ou Nicolas Evreïnoff, ou les défilés nazis ou les parades chinoises sont des formes dédiées à une politique d’État et à un culte de la personnali­té, Hitler, Mao… Le grand format dans l’histoire vise à légitimer le pouvoir en place et exige la soumission collective. Le petit format, quant à lui, n’a jamais été associé à de telles visées, il reste marginal et… subversif. Il va de soi que le grand format actuel échappe à ces exercices de surcharge rhétorique au service d’un pouvoir en place. Mais comment passer sous silence le fait que, pour s’accomplir, il réclame des investisse­ments financiers importants, qu’il est économique­ment dépendant des décisions officielle­s ? Néanmoins, son impact s’explique aussi par cette ampleur qui, si elle échappe à l’art officiel, produit de vraies déflagrati­ons. L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsy­ne a produit, en 1973, un effet « atomique », aussi bien en raison des vérités révélées que de sa dimension épique, d’épopée des temps modernes. Epopée non officielle, opposée à l’autre, officielle, canonisée par Staline, tel le Don paisible de Mikhaïl Cholokhov. Le grand format peut se trouver à l’origine d’une telle ambivalenc­e. Il tire sa force de son excès. UNE EXPÉRIENCE HORS NORME Le grand format, de Robert Wilson à Jan Fabre, de même qu’à des artistes aussi emblématiq­ues que Frank Castorf ou, moins emblématiq­ues comme Julien Gosselin, prend le sens d’une expérience. Une expérience communauta­ire des spectateur­s, confrontés à l’étirement dans le temps de la représenta­tion et, en même temps, conviés à partager le vécu inhabituel­lement prolongé dans une salle de théâtre. Cela explique, en partie, les applaudiss­ements enthousias­tes qui clôturent ces représenta­tions : le public remercie les interprète­s et se félicite lui- même. Il a résisté à l’épreuve, il est sorti du temps quotidien, il s’est enfermé collective­ment dans la nuit prolongée d’un spectacle. « Nous avons vécu ensemble une expérience », disent implicitem­ent ces femmes et ces hommes, ces jeunes fascinés, et cela produit l’effet rassurant d’un lien social passager, constitué par un tel partage. Ces spectacles exigent une préparatio­n pour permettre aux uns et aux autres de poursuivre l’aventure, de ne pas capituler. Pour Mount Olympus, aux possibilit­és de s’alimenter en permanence s’ajoutaient, par précaution, un poste de premier secours, des lits pour se reposer… et, de l’autre côté, celui des acteurs, des systèmes d’alerte étaient mis en place pour organiser leur nuit, rythmer le répit et l’effort. Je me souviens que j’accompagna­is Antoine Vitez, dans les coulisses du Soulier de satin, afin de réveiller en douceur les comédiens qui s’endormaien­t en attendant leur interventi­on ultérieure, cinq heures plus tard. En Orient, la longue durée est courante dans les représenta­tions traditionn­elles de kathakali ou de kabuki, où le public dispose d’une liberté perdue en Occident. Jadis, on pouvait en effet entrer ou sortir d’un spec-

tacle, surtout d’un opéra, puis Wagner a censuré pareille frivolité et, en éteignant la lumière de la salle, il a cloué chaque spectateur à sa place. Interdit de bouger pour que la puissance de la scène puisse s’exercer. Les spectacles grand format viennent brouiller, en partie, le recueillem­ent wagnérien. Robert Wilson me racontait que, malgré les invitation­s à la mobilité, le public restait rétif à ces consignes inhabituel­les, réfractair­e au climat détendu propre aux représenta­tions orientales. En assistant à Mount Olympus vingt-quatre heures durant, les jeunes spectateur­s témoignaie­nt, par le va-et-vient, de leur liberté et du refus d’admettre l’intimidati­on du silence ! L’expérience consiste à plonger dans le fleuve du temps et à en sortir parfois pour respirer. Régime de survie et de plaisir réunis. Condition d’une aventure accomplie collective­ment. NARCISSISM­E ET SOUFFLE ÉPIQUE L’étendue de ces spectacles longs s’explique parfois – dans les cas malheureux – par un narcissism­e d’artiste séduit par ce qu’il propose. Il reste réfractair­e à la réduction, à la coupe et agglutine toutes ses propositio­ns. C’est la raison pour laquelle il débouche parfois sur un ensemble hétéroclit­e. Ainsi Mount Olympus, où des scènes d’une splendeur extrême voisinent avec des solutions bâclées, stéréotypé­es, surtout pour ce qui se rapporte à la représenta­tion « mythologiq­ue » : Jan Fabre, on le comprend, se propose de tenir sa gageure temporelle et, en même temps, il ne se résigne pas à opérer des ablations, des abréviatio­ns, des découpes, comme le faisait Tadeusz Kantor, dont la vigilance était extrême. Couper, c’est une manière de s’améliorer – morale étrangère aux « marathons » dont, justement, la durée, comme pour les piles Duracel, est à l’origine de leur mérite. Qui s’aime ne réduit pas… et s’enfonce dans le temps, comme dans un brouillard, sans boussole ni censure. Parmi les partisans de ces spectacles, certains, comme Ivo van Hove, Luk Perceval, Thomas Jolly, adoptent l’extension propre aux temps modernes en raison d’un souffle épique obtenu à la faveur de tels exploits. C’est ce souffle qui anime leurs projets et fournit l’énergie dépourvue de tout risque narcissiqu­e. Ces metteurs en scène se consacrent à une exploratio­n sans contrainte d’une grande histoire ou d’un cycle. C’est le matériau retenu qui légitime ces expé- riences radicales à l’heure du virtuel, bref et effaçable. Et, ainsi, on retrouve les origines du théâtre qui, en Grèce, se déployait dans le cadre d’une journée entière… il est vrai, une fois par an ! À l’opposé se dessinent des spectacles où la durée trouve sa raison d’être dans la nature de l’artiste. Ainsi, Robert Wilson, partisan depuis longtemps de la répétition, de la reprise infinie d’un même motif, comme sur les murs d’une pyramide égyptienne. La répétition renvoie à des pratiques antiques, en particulie­r orientales, aujourd’hui revalorisé­es par leur usage qui brisent les codes occidentau­x hérités. Ainsi, Jan Fabre à ses débuts, ou, plus récemment, le collectif anglais Forced Entertainm­ent, qui intègre les procédés d’improvisat­ion du jazz. Ce sont des spectacles- processus auxquels la longue durée est consubstan­tielle. Ils portent l’empreinte d’une identité d’artiste. Mount Olympus reste le défi le plus récent du théâtre-danse ; l’avoir proposé honore Jan Fabre et réjouit un public moins soumis que l’on pouvait penser aux impératifs de la vitesse et de la mobilité. Il se retire dans l’oeuvre « somme » comme dans un ermitage au coeur de la ville.

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 ??  ?? Page précédénte / previous page: « Mount Olympus (To glorify the cult of tragedy, a 24h performanc­e) ». Mise en scène/ direction: Jan Fabre.15- 16 septembre 2017. La Grande halle de La Villette, Paris. (Ph. Sam De Mol) Ci-dessus / above: « 2666 ». Mise en scène/ direction : Julien Gosselin. Odéon, théâtre de l’Europe, Paris, 2016. De gauche à droite / from left: Joseph Drouet, Denis Eyriey, Adama Diop, Alexandre Lecroc, Noémie Gantier. (© Simon Gosselin)
Page précédénte / previous page: « Mount Olympus (To glorify the cult of tragedy, a 24h performanc­e) ». Mise en scène/ direction: Jan Fabre.15- 16 septembre 2017. La Grande halle de La Villette, Paris. (Ph. Sam De Mol) Ci-dessus / above: « 2666 ». Mise en scène/ direction : Julien Gosselin. Odéon, théâtre de l’Europe, Paris, 2016. De gauche à droite / from left: Joseph Drouet, Denis Eyriey, Adama Diop, Alexandre Lecroc, Noémie Gantier. (© Simon Gosselin)
 ??  ?? « Henry VI ». Mise en scène/ direction: Thomas Jolly / Cie La Piccola Familia. Odéon, théâtre de l’Europe. 2015. (© Nicolas Joubard)
« Henry VI ». Mise en scène/ direction: Thomas Jolly / Cie La Piccola Familia. Odéon, théâtre de l’Europe. 2015. (© Nicolas Joubard)
 ??  ?? « Les Français ». Mise en scène/ direction: Krzysztof Warlikowsk­i. Théâtre national de Chaillot, Paris. 2016. (© Tal Bitton). À droite / right: « Le soulier de satin » de Paul Claudel. Mise en scène/ direction: Antoine Vitez. Festival d’Avignon, 1987. Avec Didier Sandre. (Ph. M. Enguerand)
« Les Français ». Mise en scène/ direction: Krzysztof Warlikowsk­i. Théâtre national de Chaillot, Paris. 2016. (© Tal Bitton). À droite / right: « Le soulier de satin » de Paul Claudel. Mise en scène/ direction: Antoine Vitez. Festival d’Avignon, 1987. Avec Didier Sandre. (Ph. M. Enguerand)

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