Patrick Grainville une terrasse sur le temps
Patrick Grainville Falaise des fous Seuil, 656 p., 22 euros
Face à la côte d’Étretat, un vieil homme observe, depuis la mer, les strates du temps qui s’est écoulé entre 1867 et 1927.
Commençons par le commencement. Sans pour autant qu’il soit nécessaire de remonter trop loin vers hier et d’évoquer inutilement en quoi consistèrent – il y aura bientôt cinquante ans – les débuts de Patrick Grainville. Ni de répéter ce que devrait dire, dès lors qu’elle ne souscrit pas à une fausse idée du contemporain, toute histoire de la littérature digne de ce nom: à savoir que l’auteur des Flamboyants n’a cessé de développer depuis lors l’une des oeuvres les plus indiscutables qui soient. Non, le commencement par lequel il s’agit de commencer est d’une autre nature, il n’appartient pas au passé, il concerne les toutes premières pages de Falaise des fous, livre qui paraît en ce début d’année 2018. Son éditeur nous le présente comme le « roman le plus accompli » de l’auteur : « le roman d’une vie ». Bien qu’il donne l’impression étrange de faire peu de cas d’ouvrages antérieurs qui pourtant n’étaient pas tout à fait négligeables, on doit souhaiter – ce serait justice – qu’un tel argument promotionnel produise son effet sur le lecteur. Mais il pèse peu de poids par rapport à l’évidence qui s’impose à lui dès l’incipit de ce nouveau livre et qui lui rappelle en quelques lignes ce qu’écrire signifie parfois. ÉCRIRE, DÉCRIRE Saluer en Grainville un styliste exceptionnel revient sans aucun doute à enfoncer une porte ouverte. Mais un tel éloge limite toujours un écrivain authentique en laissant à penser qu’il ne serait au fond qu’un faiseur de phrases, doué d’une certaine aptitude à manier les mots et à les assembler d’une façon heureuse. Alors que, comme Proust l’explique dans le Temps retrouvé, un style est moins affaire de technique que de vision : une capacité à voir et à faire voir, à faire apparaître le spectacle du monde sous un jour qu’on ne lui connaissait pas et que l’on n’oubliera plus. Falaise des fous – et c’est pourquoi il convient de commencer par le commencement – en apporte la preuve dès ses premières pages – à la hauteur desquelles se tiennent toutes celles qui suivront. Elles consistent en une description de la côte normande telle qu’on peut, depuis la mer, l’observer du côté d’Étretat. Soit, un site qui compte parmi les plus touristiques du pays et duquel, tant il est familier, on s’imagine ne plus rien avoir à apprendre. Mais sur ce site semble s’exercer soudain – c’est le fait de la littérature – cette « puissance infinie sur le monde » dont parlait le jeune Aragon. Comme l’affirmait l’auteur du Libertinage et aussi incompréhensible qu’une pareille proposition puisse superficiellement paraître, ce sont toujours ses propres phrases qu’un écrivain décrit. Mais lorsqu’il y parvient, du même coup, elles nous rendent le monde de telle sorte que, ne le reconnaissant plus, on le retrouve enfin. Se multipliant, les mots se métamorphosent et confèrent à la réalité l’apparence vraie qui lui appartenait depuis toujours et qu’à force, on avait perdue de vue. Autour de l’Aiguille se disposent la falaise d’Aval et la côte d’Amont, le Trou à l’homme et les têtes des Trois Demoiselles, la pointe de la Courtine et les cataractes des Grandes Pisseuses. Des « noms de pays », des « noms », des « pays », comme l’écrivait Proust, pas très loin de là lorsqu’il décrivait les environs de Cabourg qu’il appelait Balbec. La longue falaise, érigée et effondrée, mouillée par la mer, avec le ciel ennuagé pour cime, que Grainville parcourt du regard se transforme en une sorte de paroi semblable à celles sur lesquelles les artistes d’avant l’histoire peignaient autrefois : on y découvre, parmi la pierre, des formes de phallus dressé et de fente ouverte, des grands animaux mimant des silhouettes aux allures d’éléphants et de rhinocéros, tout un bestiaire vieux comme l’humanité et toujours neuf comme le jour sous lequel, chaque matin, elle s’éveille. Et la paroi que le roman déploie prend l’apparence d’une gigantesque fresque sur laquelle l’histoire dispose ses images et ses légendes. Des images, car Falaise des fous ressemble à une sorte de gigantesque musée en plein air où se trouverait rassemblé le meilleur de ce qu’a pu produire, de Courbet à Picasso, la peinture du passé. Des légendes, puisque le roman accompagne les tableaux qu’il présente d’un récit qui, tout en les commentant, exprime ce qui, conformément à l’étymologie, doit en être dit et qui, en même temps, se rap- porte à l’époque où ces toiles furent faites et à cette mythologie qu’elles illustrent et que l’on nomme l’histoire. L’intrigue à laquelle Grainville a recours est la plus simple qui soit : un homme au soir de sa vie se rappelle ce qu’elle fut. L’expérience précoce de la mort l’a mis comme en marge du monde. Il voyage peu: Le Havre, Rouen, Paris et, une fois, New York. Sa Normandie natale lui sert de refuge, mais le rivage où il s’abrite donne sur le lointain et ouvre sur l’immensité de la planète. La grande affaire de cet homme concerne l’amour qu’il porte aux femmes, aux peintures et aux paysages. Ce qui suffit certainement à remplir une existence et qui revient sans doute au même puisqu’une passion pareille à la sienne, quels que soient les êtres, les oeuvres ou les choses sur lesquels elle se porte, a « la viande païenne de la vérité » pour seul objet. SAGA Falaise des fous couvre une période qui va de 1867 à 1927 et dont le narrateur constitue comme le témoin distant, tour à tour horrifié et émerveillé du spectacle plein de bruit et de fureur qu’il observe au loin. Avec une jubilation certaine, Grainville use des conventions du roman historique dont il se joue aussi – dans les deux cas, pour le plus grand plaisir du lecteur. Rien ne manque à la saga qu’il offre à ce dernier et où l’écrivain ne laisse passer l’occasion d’aucun de ces « morceaux de bravoure » romanesques où son art excelle : de la défaite de 1870 à la victoire de 1918 en passant par la Commune de Paris, les funérailles de Hugo, l’affaire Dreyfus, l’incendie du Bazar de la Charité, la catastrophe minière de Courrières. Mais, comme le dit Faulkner, le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. En multipliant à l’intention de son lecteur les anachronismes et les allusions, le romancier ne le laisse pas oublier que les atrocités d’avanthier telles qu’il les relate dans son récit préparaient déjà celles d’hier – que chacun a en mémoire – et annoncent, selon toute vraisemblance, celles d’aujourd’hui et puis de demain – que tout le monde devine déjà. Discrètement, il glisse aussi quelque chose de son propre roman personnel et familial dans le grand roman de l’histoire : évoquant, parmi les soldats de la Grande Guerre, le souvenir d’un homme qui fut sans doute son grand-père ou son arrière-grand-père et insérant, selon
toute vraisemblance, quelques détails plus intimes qui le concernent seul mais dont le lecteur peut se faire cependant une vague idée s’il se rapporte aux ouvrages plus autobiographiques que l’auteur a parfois signés. Et c’est à cette double condition – mêler le présent au passé, unir l’individuel et le collectif – que la littérature, quand elle traite de l’histoire, parvient à produire autre chose que la fastidieuse reconstitution archéologique dont se contente le plus souvent le roman. EKPHRASIS Grainville, on le sait, a souvent écrit sur la peinture : de Félix Vallotton à Jean-Pierre Pincemin en passant par Egon Schiele et de nombreux autres artistes, imaginaires ou réels, dont il a parfois fait des figures romanesques – ainsi dans l’Atelier du peintre, le Baiser de la pieuvre ou Bison. Falaise des fous constitue aujourd’hui un peu son musée imaginaire. Ce nouveau livre pourrait passer pour une défense et illustration de l’art de l’ekphrasis – ce genre qui consiste, pour un écrivain, à tourner en mots l’oeuvre d’art dont il s’inspire, que l’on fait remonter à la canonique description du bouclier d’Achille que propose Homère dans l’Illiade et dont, de Balzac à Proust en passant par Zola et sans oublier la trop méconnue Manette Salomon des frères Goncourt, relève de toute une tradition à l’intérieur de laquelle Grainville, sans nullement démériter d’elle, s’inscrit à son tour. Davantage : on serait tenté de dire de ce roman qui paraît aujourd’hui qu’il propose à lui tout seul une anthologie de ce que ladite ekphrasis peut produire de mieux tant Falaise des fous donne formidablement à voir en l’espace d’une page, d’un paragraphe, parfois de quelques lignes, une multitude de tableaux fameux que le lecteur a, tout à coup, le sentiment de voir comme si c’était pour la première fois : ainsi l’Odalisque d’Ingres, la Vague de Courbet ou bien les Cathédrales de Monet. « Pourquoi aimer la représentation plus que la forme originale? » Grainville répond en exprimant l’émotion qui s’empare de son personnage devant l’un des tableaux qu’il contemple: « C’était un supplément extraordinaire de présence, une jouissance qui ondoyait, comblait aussi l’esprit, un besoin de possession plus entière, plus rayonnante. » Dans un univers que Dieu a déserté et où tout vire à la folie, l’homme se découvre mortel mais le monde lui reste, que la peinture étreint ou bien qu’elle fait se « dissoudre dans une brume de lumière hallucinée. » Un fil rouge court tout au long du roman. Il concerne Monet. En 1868, le narrateur prend à bord de son bateau le jeune peintre encore obscur dont il ignore le nom. À mesure que sa réputation grandit, il croise à plusieurs reprises le chemin de l’artiste – qui, pourtant, ne le remet jamais. Lorsque le roman se termine en 1927, au sommet de sa gloire, Monet vient de mourir. Pourquoi Monet? Si, à cette question, une réponse est nécessaire, elle figure dans les tableaux que Grainville décrit : « Les Falaises, les Meules, les Gares, les Cathédrales, les Nymphéas ne cessent de naître, de s’évanouir, de glisser. Comme le Parlement sur la Tamise. Les Ponts de Londres perdus dans un flou… La Seine dissoute dans ses fumées. Notre vie est évanescente, prise entre des orées, des leurres, des effacements. Un songe. »
Lorsque, à la toute fin de sa vie, le héros de Falaise des fous, pour la première fois, peut contempler l’Atelier de Courbet, il comprend, d’un seul coup et comme à la faveur d’une révélation, ce en quoi la grande peinture, telle qu’il l’aime, consiste. Elle est, écrit-il, « une arche. Une vanité et une épiphanie ». Face à l’océan démonté du temps qui ravage les rivages, inonde les terres, efface sur elles toutes les traces que la civilisation y laisse, rend au néant ce qui fut autrefois vivant, chaque tableau s’en vient sauver ce qui peut l’être – aussi dérisoire que soit un tel sauvetage qui, parmi le désastre qui sévit sans cesse, n’épargne et ne conserve que la forme de quelques ciels, de plusieurs fleurs ou de certaines femmes. Mais une pareille opération n’est possible qu’à la condition que soit prise toute la mesure du déluge auquel nul n’échappe: et toute la beauté du roman de Grainville tient aussi à ce qu’il nous dit, avec une délicatesse poignante, de cette mélancolie d’être au monde qui fait de chacun d’entre nous le témoin de ses amours qui s’enfuient. La vérité se manifeste à ce seul prix qui donne à la peinture le sien et lui permet de rayonner, fût-ce inutilement, dans le noir qui va s’épaississant de la nuit. On peut objecter, naturellement, à un tel miracle et ne voir en lui qu’un mirage divertissant le regard de la réalité qui devrait, seule, requérir toute conscience lucide. Monet se retranche dans son jardin de Giverny tandis que l’Europe se trouve à feu et à sang : « Il peint des fleurs, se scandalise un des personnages du roman, pendant que nos enfants meurent. » Mais que faire d’autre ? L’impensable, écrit Grainville, est notre lot. Il prend simultanément la forme des Nymphéas et celle de l’immonde boucherie qui se déroule au loin. L’horreur et l’extase cohabitent sans que l’une explique – et moins encore, justifie – l’autre. Falaise des fous commence sur la mer et se termine dans le ciel. Lindbergh traverse l’Atlantique. Aux commandes de son appareil, « le pilote est un peintre solitaire ». Il prophétise l’avènement d’un lendemain possible pour l’humanité et par là même son exploit indique que tout n’est pas fini – pour elle, pour nous. Le Spirit of Saint-Louis passe dans le même paysage vide qu’Eugène Boudin a peint autrefois et qui a pris désormais les traits d’un tableau de Monet. Le grand bleu liquide tout taché de la couleur des feuilles sur lequel se penche le peintre réfléchit celui du firmament nocturne où brillent les étoiles à la clarté desquelles navigue le pilote. Comme un tableau qui les contiendrait tous et serait susceptible de donner naissance à chacun : « L’immanence avec la transcendance, écrit Grainville. Émergent des reliques fleuries, à moins qu’il ne s’agisse de chapelets d’embryons stellaires. Toutes les figures s’y retrouvent comme des fantômes. Nos morts et nos naissances. » TOUTES LES STRATES DU TEMPS C’est la leçon de ce roman, certainement, telle que la tire un homme qui n’a aucun titre à la gloire sinon d’avoir assisté au spectacle qu’elle offre, dès lors qu’il veut ouvrir les yeux sur lui, à tout le monde et à n’importe qui : « Je sais que ces images sont mortes. Pourtant, ce qui a vécu vit-il encore et comment ? Il me semble parfois qu’un sortilège pourrait lever le voile d’un lieu et révéler toutes les strates du temps en un défilé de scènes merveilleuses. Rien n’est peut-être jamais perdu. Tout est peut-être hallucinatoire, comme les Falaises, les Meules, les gares, les Cathédrales, oui, les grands Nymphéas de Monet. Tout serait vivant, visionnaire à jamais. » Chaque tableau résume tous les autres. N’importe lequel est susceptible de les contenir. Par exemple, cette Terrasse à Sainte-Adresse, peinte par Monet en 1867 – soit l’année où commence Falaise des fous – et que le roman, pour mieux boucler la boucle, décrit alors qu’il touche à sa fin. Il suffit de regarder ou bien de lire : « Terrasse s’ouvre sur l’infini de la mer peuplé de tous les bateaux du monde et du temps. Navires épiques ou psychopompes. Au premier plan, l’éternelle femme blanche vue de dos, sous l’écarquillement de son ombrelle immaculée […] L’incroyable effusion des géraniums et des glaïeuls rouges. Le jaune, le bleu. Le feu, le feu vital ou quoi ? Quel bouquet inouï, sacré ou sacrilège ? Rituel. Baptême extraordinairement immobile. Les drapeaux claquent. » Et, citant Alcools, Grainville écrit encore : « Ma patrie est la peinture. L’éclairage de la scène immortelle. Anges ou spectres, beaux fantômes de la mémoire, avons-nous assez navigué de la belle aube…? L’ombre légère qui plane sur la mer et l’illumination du premier plan. Le voilier solitaire attend quel voyageur du triste soir ? » L’heure de l’adieu exprime encore la promesse d’un départ. C’est-à-dire, d’un recommencement. Et comme sur un air d’Apollinaire, le roman suit son cours « vers d’autres nébuleuses » s’abandonnant au même mouvement qui mêle à ceux des « nageurs morts » les « corps blancs des amoureuses », sa phrase sans fin dérivant semblablement au fil du temps, sur l’onde lactée des « blancs ruisseaux de Chanaan ».