Donatien Grau modernité de Rome ; Andrea Zanzotto résistance poétique
Donatien Grau Le Roman romain. Généalogie d’un genre français Les Belles Lettres, « Essais », 656 p., 39 euros
Dans Formian Dreams and Actuality, une peinture de 1982-83 de Cy Twombly, le titre, griffonné dans la partie supérieure de la composition, surmonte des déflagrations de couleurs qui s’étirent et s’ensevelissent sur la toile en traînées et marbrures stratifiées. Peut-être dérivé de Formia, ville du Latium, le mot « formian » fond l’adjectif « roman » et la notion de forme, la capitale de l’Italie devenant indissociable de considérations esthétiques. Les rêves s’étagent dans ces alluvions colorées tandis qu’est affirmée la possibilité d’une actualisation dans la réalité (actuality). Si la ville est prise dans les gribouillis de l’artiste érudit, elle se laisse plus difficilement écrire, comme le démontre le non moins érudit Donatien Grau dans une thèse consacrée au genre français du roman romain. Ce n’est pas tant la polarité rêve/ réalité qui traverse son analyse sur la problématique entrée en littérature (et en modernité) de Rome, que l’articulation entre l’immobilité d’une ville-musée passée de toute éternité – condamnant l’écrivain à la continuité classique ou à la poétique descriptive de la littérature de voyage – et la prise en compte de son présent dans toute sa matérialité. Entre lieu de mémoire résistant à la transcription, qui n’est pas rémanence ou imitation, et espace vivant et concret, Rome n’a cessé de réactiver la querelle des Anciens et des Modernes, cristallisant les enjeux posés par la rupture avec le passé qu’impliquent l’émergence du roman et l’urbanisme d’un 19e siècle en mutation. Significatif à cet égard est le constat : « Rome étant originelle, il n’est pas aisé d’y être original. » Que Corinne de Madame de Staël (1807) et l’Incognito d’Hervé Guibert (1989) forment les bornes chronologiques de l’étude dit bien la volonté de Grau de penser Rome comme révélateur des évolutions de la modernité littéraire, politique et sociologique. Le passage du prénom Corinne à l’anonymat de Guibert reflète les reconfigurations de la posture de l’écrivain. Dans les deux cas, l’individu est placé au coeur de la narration car le roman, comme Rome, sont des laboratoires de la mise à l’épreuve et de la réalisation du Moi. Avec la poétesse Corinne, double d’une Madame de Staël visionnaire, une femme accède au statut d’auteur (et l’Italie à une unité politique qui n’existe pas encore). Avec Guibert, l’écrivain s’efface dans une écriture « au ras de la vie », note Grau – il (n’) est personne. Avec la première s’épuise le genre noble de la grandeur rhétorique au profit du romanesque. Avec le second, l’amour devient sexualité et la Villa Médicis un topos trivialisé et périmé. On s’attardera moins sur le corpus hétérogène de Grau – vingt-six romans, dont Rome de Zola, les Caves du Vatican de Gide, la Modification de Butor, le Denier du rêve de Yourcenar, qui croisent des sous-genres littéraires (roman d’aventures, naturaliste, pol émique, autobiographique, populaire, catholique, historique…) – que sur la réflexion qu’il en tire. Elle s’inscrit dans la lignée de Georg Lukács, qui attribue au roman une fonction de réenchantement et de religion alternative dans un monde désenchanté et sécularisé, et de Milan Kundera, qui en fait le genre de la mort de Dieu. Est donc souligné le potentiel doublement subversif d’un roman romain proposant un modèle de transcendance et de croyance, concurrent dans le siège du catholicisme tout en relayant les interrogations politiques suscitées par la constitution de la nation italienne. Décréter Rome moderne, c’est en faire un lieu d’expérimentation au miroir duquel la littérature se contemple, réflexive et critique.
Alix Agret