Joseph Conrad le charme de l’impossible
Joseph Conrad Au coeur des ténèbres et autres écrits Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 216 p., 54,50 euros Sept romans et nouvelles traversent les trois décennies de l’oeuvre de Conrad.
Au sein de la Pléiade qui paraît aujourd’hui et qui propose au lecteur un choix de quelques-unes des oeuvres les plus fameuses de Joseph Conrad, le Nègre du « Narcisse » vient en tête. Ce qui n’est certainement pas une mauvaise façon d’ouvrir le volume puisque ce roman publié en 1897, s’il n’est pas le premier de ceux qu’il a signés, fut sous-titré par son auteur : « Histoire de gaillard d’avant ». Conrad déclarait qu’il s’agissait de celui de ses livres sur lequel il demandait à être jugé par le lecteur, acceptant par avance le « verdict de succès ou d’échec » que ce dernier rendrait : « Ces pages, écrivait-il, sont un hommage de mon affection inaltérable et profonde au navire, aux marins, aux vents et à la vaste mer, c’est-à-dire aux forces qui ont modelé ma jeunesse, qui m’ont tenu compagnie pendant les meilleures années de ma vie. » À propos de Conrad, il arrive qu’on s’en tienne encore trop souvent là. Les meilleurs lecteurs s’y sont parfois trompés. Nabokov, par exemple, avec l’esprit mordant qui le caractérisait souvent, considérait le romancier de Typhon comme un auteur pour « petits garçons », juvénile pour ne pas dire immature, dont tout le succès aurait été dû au pittoresque de pacotille, à l’exotisme facile et au romantisme frelaté dont firent commerce avant et après lui nombre d’étonnants écrivains voyageurs. D’où vient la séduction qu’un livre exerce ou non sur soi ? Conrad ne manque pas de poser la question. Et il le fait précisément dans les premières pages du Nègre du « Narcisse » – pages auxquelles il devient dès lors difficile de ne pas accorder la valeur inaugurale que la Pléiade leur prête. Un vieux marin se trouve inexplicablement plongé dans la lecture d’un roman de Bulwer-Lytton, ouvrage apparemment peu fait pour les hommes de son espèce: « Quel sens, se demande Conrad, ces âmes frustres et inexpérimentées peuventelles trouver dans l’élégant verbiage de ces pages? Quelle stimulation ? – Quel oubli ? – Quel apaisement? Mystère ! Est-ce la fascination de l’incompréhensible ? – Est-ce le charme de l’impossible? » La question nous concerne aussi. On peut avoir le pied très peu marin, ignorer tout du vocabulaire nautique et de ce qu’il désigne, n’avoir jamais rêvé d’embarquer pour des destinations lointaines, ne trouver a priori aucune poésie à la vie des équipages et tomber cependant sous le charme de ces phrases à la formidable emphase qui font tout le prix d’une prose comme celle de Conrad. Par exemple: « Dans le ciel noir les étoiles sortirent et brillèrent au-dessus d’une mer d’encre qui, tachetée d’écume, leur renvoyait l’éclat de cette évanescente et pâle clarté d’une éblouissante blancheur née dans le noir remous des vagues. Loin dans l’éternelle sérénité, elles scintillaient froides et dures audessus du vacarme de la terre; elles entouraient de tous côtés le navire défait et harcelé ; plus impitoyables que les yeux d’une populace triomphante et aussi inaccessibles que le coeur de l’homme. » Le monde de la mer est aussi incompréhensible à ceux qui l’ignorent que la terre l’est aux yeux de ceux qui, comme le vieux marin du Narcisse, ayant choisi de vivre loin de ses côtes, tirent des livres qu’ils lisent le peu qu’ils savent d’un univers duquel ils attendent cependant une « révélation énigmatique ». Dans un cas comme dans l’autre, « le charme de l’impossible » opère car il est l’autre nom de cette « fascination » que nous éprouvons tous devant « l’incompréhensible » et que nous cherchons à retrouver dans les livres. INSATISFACTION SANS RECOURS Même un bon lecteur de Georges Bataille peut avoir oublié le petit texte que ce dernier consacra à Conrad en 1947. Il y avoue d’abord ses réserves qui tiennent à « l’exotisme contestable » dont témoignent les oeuvres du romancier et, davantage encore, à l’éloge du renoncement auquel elles paraissent se prêter. Mais c’est pour reconnaître aussitôt ce qui fait la valeur de romans comme ceux que Conrad a laissés : « Un sentiment muet d’impossibilité où le désespoir et l’émerveillement mêlés s’exaspèrent et s’apaisent en un même temps. Pas de salut pour lui : le renoncement d’où provient cet ineffable état est de façon fondamentale renoncement au salut. » « Une insatisfaction sans recours » s’exprime chez Conrad, continue Bataille, et elle est la condition même de cette « merveilleuse faculté d’enchantement » que possèdent ses récits. Il est juste que le volume de la Pléiade commence avec le Nègre du « Narcisse » . Il est plus juste encore qu’il prenne pour titre le plus extraordinaire des livres de Conrad. À savoir : Au coeur des ténèbres. À ce roman, il est plusieurs fois arrivé à Claude Simon d’emprunter des phrases qui lui ont servi d’épigraphes – dans les Géorgiques, par exemple. Il n’y a guère lieu de s’en étonner. Qu’il entraîne le lecteur sur les routes d’une Europe dévastée par la guerre ou bien en direction du fin fond de l’Afrique, chez l’un et chez l’autre de ces écrivains, le roman s’offre comme « un pèlerinage épuisant parmi des lambeaux de cauchemars ». C’est son rêve que le romancier raconte: « Vaine entreprise, commente Conrad, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d’absurdité, de surprise et d’ahurissement, dans un frisson de révolte scandalisée, cette impression d’être prisonnier de l’invraisemblable qui est l’essence même du rêve… » Et qui, pourrait-on ajouter, constitue la seule forme de vérité à laquelle la grande littérature puisse parfois donner accès.