L’art du portrait un choix de Claude Arnaud
Claude Arnaud Portraits crachés. Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq Robert Laffont, « Bouquins », 992 p., 32 euros Le romancier et essayiste Claude Arnaud consacre une anthologie subjective au genre protéiforme du portrait littéraire.
Claude Arnaud pourrait faire sien le constat d’un des plus grands portraitistes (sinon le plus grand ?) de l’histoire de la littérature française. Saint-Simon l’avoue: « Les singularités curieuses ont fait couler ma plume. » Elles ont aussi aiguillonné le désir de Claude Arnaud qui s’est fait un devoir de les traquer dans tout ce que l’introspection et la dissection d’autrui ont produit d’humanité singulière en littérature. Déjà il s’était fait le biographe de Chamfort puis de Jean Cocteau. Il n’a cessé de ferrailler avec les contours fluctuants de l’être, ses énigmes, ses impostures et ses contradictions, chez les siens ( Qu’as-tu fait de tes frères ?) ou chez les autres ( Le Caméléon) – limpide est à cet égard le titre de son essai Qui dit je en nous ? Une histoire subjective de l’identité. Dans son anthologie Portraits crachés. Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq, Claude Arnaud célèbre un genre travaillé par ses frictions avec l’intime des consciences, des psychologies et des anatomies. Qu’il humanise ou inhumanise, pour reprendre un terme de Genet décrivant l’amoralité de Mignon – ce gigolo précieux qui dit « je lâche une perle » lorsqu’il pète sans éclat –, le portrait fait son miel des affects, des pulsions, des difformités de chacun. En cela, il force le lecteur à une promiscuité avec des inconnus qui ne sont pourtant qu’autant de reflets de ses doutes, ou pire, de son inanité. Autant de corps étrangers symptômes de ses propres failles en somme. Car c’est bien au risque d’un excès de lucidité que le lecteur s’expose ici. On le sait : au miroir de l’autre, c’est soi que l’on contemple. L’exercice est salutaire mais constitue fatalement une invitation douloureuse à s’interroger sur ses limites, comme Cocteau dans son Journal d’un inconnu : « Je me demande s’il me serait possible d’être autrement, et si ma difficulté d’être, si ces fautes qui entravent ma démarche, ne sont pas ma démarche même et le regret de n’en pas avoir une autre. Destinée que je dois subir comme mon physique […] notre véritable condition est de n’être pas. » Déchirante et mortifère est la plainte que fait entendre Hervé Guibert dans le Mausolée des amants alors qu’il ne supporte plus de se voir dans le regard des figurants qui pèsent anonymement sur son quotidien: « L’écho que me renvoient, de moi, les voisins ou les commerçants, […] qui me voient passer depuis cinq ans, toujours seul, les cheveux mouillés le matin, avec des paquets de linge dans les bras, et n’achetant jamais de nourriture, n’achetant que des rames de papier, de l’encre, des rubans de machine à écrire, du débouche-évier, est une image plutôt humiliante, une caricature […] Et si je me suicide un jour, ils auront de quoi dire à ressasser cette image comme la vraie cause. » NARCISSISME À LA FRANÇAISE Cocteau affirmait que le poète est exact. Et il y a de l’exactitude dans cet ouvrage ciselé où Claude Arnaud recueille, infatigable, et avec force détails, les variations d’un genre protéiforme tout en assumant la subjectivité de sa sélection (Mme de Sévigné et ses missives : « du vent » !). De l’autoportrait au portrait charge ou croisé (Aragon et Drieu la Rochelle) en passant par la description-morceau de bravoure de personnages de romans aux (auto)analyses des Précieuses des salons, les mots donnent ici tout leur relief à des voix souvent peu écoutées. Celle des femmes (Mlle de Scudéry, Sapho féministe pour qui le mariage est un esclavage, Mme du Deffand et sa clairvoyance redoutable…), celle des experts naturalistes autopsiant les comportements criminels (Vidocq) ou animaux (Jean-Henri Fabre et son attention perverse à la sexualité des insectes), celle des dandys provocateurs fin de siècle (Barbey d’Aurevilly ou Alphonse Daudet dont les méchancetés ont la saveur dangereuse du non politiquement correct) et simplement des oubliés comme Joseph Joubert. Ce moraliste à cheval sur les 18e et 19e siècles et à qui il fallut 20 000 pages pour ne pas finir un livre, s’affronte à ses impuissances à travers ses aphorismes : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air. » « Quand je luis… je me consume », confie-t-il. C’est l’opération inverse qui fait exister les personnages peuplant cette anthologie : les portraits brillent le temps de la lecture, et audelà, dans la mémoire du lecteur, sans consumer leurs objets. Ces individualités scintillent d’un éclat particulier – peut-être celui du nonconformisme – puisque c’est à une quête effrénée de la singularité que s’est adonné l’auteur. Entreprise revigorante à une époque d’instincts grégaires, de standardisations technologisées du je et de « peopolisation » éphémère par les réseaux sociaux. Retraçant la généalogie d’un narcissisme très « à la française », Claude Arnaud dessine en creux l’absente de notre société si lisse. Malgré les selfies et un individualisme forcené, la mode n’est pas au retour sur soi, sinon celui qui s’efface aussi vite qu’il est venu, aussi inconsistant que les images qui défilent sur nos écrans tactiles. À en croire Claude Arnaud dans son excellent appareil critique (introduction et commentaires), cette déficience d’être n’est que passagère, « la fadeur et l’uniformité ne sont pas viables longtemps ». « Le culte du moi a été trop récurrent dans notre histoire pour ne pas avoir laissé de traces ; on verra des formes nouvelles de bizarreries naître d’un désir profond de contre-pied… » Espéronsle… pour renchérir avec Colette, une autre reine du portrait : « Pourtant aucun de nous ne pourrait jurer qu’il a peint, contemplé ou décrit en vain. »