Laure Adler à F, il y a femme
Laure Adler Dictionnaire intime des femmes Stock, 496 p., 25 euros Sous la forme d’un dictionnaire, Laure Adler passe les êtres et les choses à l’infrarouge du regard féminin.
L’exploration intime de son sujet par Laure Adler commence avant même le début de son dictionnaire, dès son seuil. Il y a d’abord la couleur rouge, les éclaboussures ensanglantées de ces fleurs qui s’épanouissent sur la couverture, incisant la pureté de la page blanche. Le dessin de Louise Bourgeois, daté d’un an avant sa mort – quelle vigueur inspirante ! et jusqu’au bout… – suinte d’une sourde violence, d’une intensité dérangeante, celle de la douleur, des menstrues, de la passion amoureuse, de la rage sexuelle. Entre pétales et bouche-lèvres, ces coulures de gouache impriment, à fleur de papier, la colère, la sensibilité de l’artiste, sa féminité. À la surface de la feuille, elles font remonter ce qui gît au plus profond, au plus secret du corps féminin. On pense alors à cet interdit, le sexe de la femme, dont Laure Adler rappelle que jusqu’au 18e siècle, il n’est considéré que comme une pâle imitation de l’organe masculin, « un moindre mâle », dit l’historien Thomas Laqueur. Innomés, absents des discours scientifiques et médicaux, vagins et orgasmes féminins étaient de ces tabous qui maintenaient commodément la femme dans une anesthésie érotique, la condamnant à une sexualité reproductive puisque la grossesse était preuve de jouissance. C’est donc sous le signe de l’oeuvre de Louise Bourgeois, celle qui « nous donne l’impression de scruter nos entrailles, de faire scanner nos interdits » que ce dictionnaire est placé. Il s’ouvre, coloré par ce rouge dont Laure Adler rappelle qu’il est LA couleur de Pedro Almodóvar, flamboyant champion et peintre de la femme et de ses états d’âme, infatigable et insolent investigateur des mystères de la maternité. Car Laure Adler ne bannit pas les hommes de l’immense territoire inconnu qu’elle cartographie. On y rencontre des hommes « féministes », des figures qui ont fait avancer la cause des femmes, les ont comprises, ont vu en elles des égales, de Nicolas de Condorcet à Léon Blum en passant par Descartes. Mais on tombe aussi sur les conservateurs, les pudibonds qui n’ont eu de cesse de maintenir la femme dans une position d’infériorité. Aristote, par exemple, sans lequel on ne peut comprendre les « racines de la pensée occidentale de la domination masculine », note Laure Adler. Ou Karl Marx qui, tout révolutionnaire qu’il était, campait sur ses certitudes de pater familias bourgeois, régnant en tyran sur la vie privée de ses filles et engrossant la femme de chambre sans jamais avoir reconnu le fruit de ses amours illégitimes. À passer les choses et les êtres à l’infrarouge du regard féminin, Laure Adler déplace finement les perspectives. RÉINVENTER LES RAPPORTS Elle démonte l’idée reçue, relevée par Gustave Flaubert, selon laquelle, dans le dictionnaire, « à la lettre F, il y a femme: pas de définition, rien que des points de suspension ». À la place de ces trois petits points, elle aligne les démentis, donne chair et voix, non pas à la femme, mais aux femmes. Elle comble ce prétendu vide à coups d’amour pour ses héroïnes : les connues, les inconnues, les fictionnelles (Carmen, Violetta, Eugénie Grandet, Nana, Albertine…), les bien réelles (femmes politiques, artistes, écrivaines, philosophes, militantes, actrices…), les antiques (Agrippine, Antigone, Hypatie), les mystiques (Catherine de Sienne, Hildegarde de Bingen, Jeanne d’Arc). Elle rend aussi compte des catégories sociales et culturelles dans lesquelles elles ont été et sont encore parfois enfermées (la bonne, la noire, la cougar) ou desquelles elles ont été exclues (auteure), des clichés qui les poursuivent et les stigmatisent (bavarde, hystérique, rousse), des objets qui les définissent (de la machine à coudre au rouge à lèvres et à la jupe en passant par la poupée). Laure Adler revendique la subjectivité de sa sélection : en creux, c’est bien son propre portrait qui se dessine. Celui d’une historienne notamment, convaincue de la nécessité pour les femmes de se réapproprier leur histoire. Elle nous renvoie au constat de l’historicité de cette soumission de la moitié de l’humanité à l’autre moitié. Séculaire, on le sait, cette façon de minorer le « sexe faible »… Mais Mona Ozouf ou Michelle Perrot sont là, en figures tutélaires, pour souligner l’importance de l’analyse du passé, vitale pour mettre en relief les avancées, les stagnations ou reculs de notre présent. Les articles « chambre », « éducation », « grève », « planning familial », « vote » sont de bonnes piqûres de rappel. Il a fallu lutter pour obtenir ces droits et il faudra encore lutter pour les préserver. La publication de l’ouvrage de Laure Adler coïncide heureusement avec l’actualité. En ces temps de débats houleux sur le hashtag « balance ton porc » et sur la légitimité de l’écriture inclusive, de risque croissant d’un retour à l’ordre puritain et d’assèchement des libertés par le politiquement correct, sa réflexion ne peut qu’inviter à réinventer les rapports hommes/femmes. Formule rebattue sans doute pour certains, mais qui prend tout son sens alors qu’elle offre à la lectrice et au lecteur des modèles, des manières de se révolter contre l’autre sexe, de s’affirmer par rapport à lui et de l’aimer. On ne peut que se réjouir, à la lecture un peu compulsive à laquelle pousse ce dictionnaire – pas d’exhaustivité fastidieuse ni de lourdeurs érudites –, de pouvoir sauter de Jane Austen à Violette Leduc, de Grisélidis Réal à Pina Bausch. Laure Adler parle particulièrement bien de cette dernière et d’Anne Teresa de Keersmaeker. La danse comme méthode « pour franchir consciemment ou inconsciemment bien des obstacles qui, sans elle et sans son regard sur le monde, […] paraîtraient insurmontables? » La danse et la lecture assurément.
Alix Agret