Gregory Forstner nager et peindre
Henry-Claude Cousseau, Gilles Fuchs, Caroline Hancock Gregory Forstner Dilecta, 224 p., 35 euros Une première monographie consacrée à Gregory Forstner met en lumière son rapport singulier à l’histoire et à l’expérience la plus proche, selon lui, de la peinture: la nage.
« Cave Canem » (Attention au chien) : cet avertissement retrouvé lors des fouilles archéologiques effectuées à Pompéi pourrait aussi s’adresser au spectateur découvrant la peinture de Gregory Forstner. Dans celle-ci, en effet, une foule frétillante d’hommeschiens se presse dans une ambiance de carnaval. Certains sont vêtus d’uniformes verts et coiffés du casque des soldats de la Wehrmacht. Ils font cercle autour de la margelle d’un puits où une femme subit un simulacre de noyade. D’autres portant besicles et chapeaux de fête en papier assistent au spectacle de scènes de torture variées, susceptibles de heurter, comme on dit, la sensibilité du jeune public. Molosse à la mine patibulaire ou toutou des familles, ils forment une galerie des horreurs turbulente et joueuse, absolument dénuée de pathos malgré la violence à laquelle ils se livrent, sans jamais se départir toutefois de la bonhomie coutumière au premier animal domestiqué par l’être humain. Né au Cameroun en 1975 d’un père autrichien et d’une mère française, Gregory Forstner s’est construit à travers le prisme de la tradition de la Mitteleuropa – Bosch, Dix, Ensor, Kirchner, Schiele, Kokoschka… Mais c’est du Viennois Richard Gerstl qu’il reçut encore adolescent son plus grand choc. Cet ami d’Arnold Schönberg qui s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans annonçait De Kooning et Baselitz avec cinquante ans d’avance, dira-t-il. Il lui rendra d’ailleurs hommage dans une série d’autoportraits intitulée Pour Richard, dans laquelle il se représente sous ses traits. L’imagerie populaire, les bandes dessinées, les chromos – en particulier les illustrations des Américains Sarnoff et Coolidge figurant des chiens habillés en hommes et jouant aux cartes ou au billard – font également partie du fonds métissé de références dans lequel il puise pour produire des tableaux qui jonglent avec les décors, les figures, les situations, les gestes d’une sorte de mémoire de la peinture, tout en instaurant avec celle-ci une distance jubilatoire. Ces références – et ce qu’elles remettent en question de l’évolution supposée de la peinture – ne sont évidemment pas de mise à la Villa Arson, à Nice, quand Forstner y arrive, après un passage par l’Académie des arts appliqués de Vienne, au milieu des années 1990. Dans ce temple de l’abstraction, il est pourtant conforté dans sa démarche par Noël Dolla qui se montre plus ouvert à la figuration que son étiquette de peintre apparenté à Support-Surface ne le laissait croire. Et puis, le contexte marqué par l’émergence des « nouveaux expressionnistes allemands » (avec notamment Jörg Immendorff que Forstner place au-dessus des autres) l’encourage à poursuivre, sans doute pour la raison simple que l’obsession de l’histoire, caractéristique du travail de cette génération de peintres, se manifeste aussi chez lui, quoique différemment. Car, tandis que l’histoire de la Seconde Guerre mondiale qu’ils interrogent est celle de leurs pères, elle est, pour Forstner, celle de son grand-père, qui fut, d’ailleurs, un authentique nazi avec lequel son propre fils (le père de Forstner) coupa définitivement les ponts dans sa jeunesse. L’INNOCENCE DU POISSON L’inflexion satirique et bouffonne de la peinture de Forstner qu’enregistre Henry-Claude Cousseau dans le présent ouvrage trouve dans ce rapport à la fois patent et éloigné à l’histoire l’une de ses premières explications. Cousseau évoque plus précisément l’histoire de l’art, observant que le recours de l’artiste à des emblèmes et poncifs de la peinture (masques, crânes, nus couchés, motifs végétaux divers), déviés de leurs significations séculaires par des effets de collage et d’hybridation, rompt avec la « distanciation admirative usuelle ». Or il va de soi que ce double mouvement consistant pour Forstner à prendre en compte une histoire tout en s’en affranchissant accompagne pareillement sa lecture de la grande histoire. Faire endosser aux animaux la responsabilité de certains actes odieux lui permet de dénoncer ceux-ci comme autant d’actes de fous et de faire ainsi basculer la réalité, sans la dénier, dans l’humour. L’autre point mis en lumière par cette monographie est la relation exceptionnelle de l’artiste au milieu aquatique. Cousseau en parle à propos de la qualité physique de ses tableaux, chargés de matière appliquée de façon désinvolte et souvent très grands, voire hors norme, certains atteignant six mètres de large. Initié très tôt à la plongée sous-marine par son père, Forstner pratique la natation à haute dose. À onze ans, il a joué le personnage d’Enzo enfant dans le Grand Bleu et il a depuis représenté à plusieurs reprises dans ses oeuvres des scaphandriers, inexorablement rejetés par la mer à l’état de cadavres. Ce monde à part et silencieux des profondeurs – au sein duquel il a tissé ses liens les plus étroits avec son père mais où, aussi, il a failli par trois fois perdre la vie – est celui qui lui offre l’expérience la plus proche de la peinture. « Quand on nage, écrit-il dans un petit recueil de textes publié en 2015 (Esperluète), il faut agir sans réfléchir. Comme le geste en peinture, on visualise dans l’instant. » Ainsi peint Forstner : la tête sous l’eau, en quête de l’innocence du poisson. Comme il nage, il peint : au plus près d’une énergie surmultipliée d’un côté par l’immensité, de l’autre par l’idée de la mort et qui relève donc de l’érotisme.
Catherine Francblin