Le feuilleton de Jacques Henric Fabrice Hadjadj
Fabrice Hadjadj Être Clown en 99 leçons La Bibliothèque, 160 p., avec trois illustrations de Philippe Fretz, 14 euros
Les Exorcismes spirituels de Philippe Muray s’ouvraient par cette dédicace : « À la chienne de tête. » C’était la chienne admirée par Céline. « Le guide est généralement une chienne, qui est particulièrement fine et qui sait, à 25 ou 30 mètres, dire qu’il y a une crevasse. Or, on ne la voit pas sous la neige, n’est-ce pas, la crevasse, ça ne se voit pas. Alors nous dirons qu’elle est violente parce qu’elle avertit tout le traîneau qui va s’embarquer dans la crevasse. » Chaque époque a sa chienne de tête. Ce sont des hommes, des femmes, écrivains pour la plupart, qui ont su avertir leurs contemporains du danger qui les menaçait. La grande romancière américaine, sudiste et catholique, Flannery O’Connor, Guy Debord, Philippe Muray furent quelques-uns de ces lanceurs d’alertes. Il est aujourd’hui un écrivain qui, à mes yeux, a pris leur relais, une de ces fines bêtes de tête qui ont la saine réaction (et pour cette raison, on ne manquera pas de les traiter de réactionnaires) de freiner et effectuer un brusque détour pour éviter une catastrophe. Il s’appelle Fabrice Hadjadj.
LES PÈRES DE L’ÉGLISE ET SADE
Il est catholique, comme ne l’était pas Debord, comme l’était Muray (curieux que la dernière et bienvenue troupe des aficionados de celui-ci n’ait pris en compte ce qui a toujours nourri l’esprit de rébellion de cet admirateur de Balzac, Péguy, Bernanos, Claudel, Mauriac, Joseph de Maistre, Baudelaire et de la Rome vaticane). Un catholique hors norme, Fabrice Hadjadj, parce que lecteur de la Bible et des Pères de l’Église, il l’est aussi de Sade, de Nietzsche, de Freud, de Céline, de Bataille…? Sûrement pas, Fabrice Hadjadj n’a rien d’un hérétique. Catholique, il l’est au plus proche de ce que Baudelaire appelait « la pure doctrine catholique ». N’estce pas ce qui lui vaut d’assurer des missions officielles au sein de l’Église, voire du Vatican ? C’est, en tout cas, ce qui suscite contre lui la haine très particulière des pères Ubu alimentant la fachosphère. C’est qu’il n’est pas bon de décourager les voyageurs en partance sur leurs traîneaux vers les lumineux espaces de l’Empire du Bien, pour ces Paradis, clef en main décrits comme enfers très convenables par la romancière canadienne Nelly Arcan.
LE GUGUSSE À GROS PIF ROUGE
Au cas où vous imagineriez Hadjadj en prophète inspiré au sommet d’une montagne, bras au ciel, vitupérant le Mal, ou auteur d’une nouvelle Somme théologique, il y aurait maldonne. Le petit livre qu’il vient de publier n’est qu’un modeste guide. Ne soyez pas surpris que son auteur, quand il se regarde dans un miroir, ne voie pas un devin en transe, ni un prêtre fulminant du haut de sa chaire. Qui a-t-il face à lui ? Un clown! Le noble Clown blanc, « symbole du Savoir », le sévère Monsieur Loyal (symbole du Pouvoir) ? Non, l’Auguste, le pitoyable gugusse à gros pif rouge, celui dont les malheurs, sur la piste du cirque, enthousiasment et provoquent l’hilarité des enfants. Quand je disais qu’il était vraiment bizarre, ce catholique… Pour diffuser la foi, ce qui est sa mission, voilà qu’il nous enjoint de devenir clowns à notre tour. En 99 leçons ! Lisez les quinze pages épatantes de drôlerie avec lesquelles Hadjadj décrit les fonctions, la portée et la grandeur organique et symbolique de cette excroissance de chair dont la place au centre du visage fait significativement écho à celle du sexe situé au milieu du corps. Fautil s’étonner que dans sa définition de ce qu’est le vrai clown, qu’il différencie du comique, du bouffon, du Pierrot, Hadjadj soit amené à parler du réel plus que de métaphysique ou de philosophie. En premier, du corps, de l’indocilité du sexe mâle, des fonctions de la langue et de la bouche, lesquelles enseignent et prient, mais aussi « salivent » et ne sont pas inutiles pour dévorer un « club-sandwich ». Comment oublierait-il que la femme aimée, la muse qu’on magnifie est aussi celle qui vous demande de ne pas laisser traîner vos « chaussettes sales » et « descendre les poubelles » ?
THÉRAPIE OU APOCALYPSE
Singularité absolue du catholicisme : l’Incarnation. Le Dieu qui s’est fait homme a eu lui aussi ses petits ennuis quotidiens. L’idéalisme n’a pas sa place dans la vision qu’Hadjadj a du monde. Quant à ceux, créateurs toutes catégories, qui ont la fate ambition de rivaliser avec Dieu, qui « s’enflent, se rengorgent », clowns blancs et Messieurs Loyal à leur façon, notre coach nous met en garde contre eux au cours d’une de ses 99 leçons. Il nous propose le contreexemple d’une plus haute créativité, celle, paradoxale, pratiquée par le zavatta à la truffe écarlate, le nul, l’incompétent absolu, l’homme du non-savoir (cf. Bataille), le frère de ce Diogène cherchant à poil un homme en plein midi avec une bougie à la main, du « clown Socrate » à qui l’on a fait boire la ciguë, de « l’auguste entre les augustes » qui disait : « Regardez les lys des champs. » « Le clown n’est pas thérapeutique : il est apocalyptique. Il ne résout pas le problème, il le creuse. » C’est exactement ce que fait Fabrice Hadjadj. Avant de nous coller sur le pif une pastille rouge à nous les élèves clowns, il a commencé par s’affubler d’un pantalon trop large et d’un gilet trop court et à s’accrocher au milieu du visage une lanterne pour y voir plus clair dans sa propre obscurité. Et que de problèmes, dès lors, il s’est mis en état de creuser : l’amour, le désir, le sexe, la prostitution, l’homosexualité, l’islam, le terrorisme, l’humanisme, le transhumanisme, le dégagement en politique, la paternité, la GPA…
PAS UN NEZ ROUGE MAIS UN GROIN
Ayant cité Muray, je me dois de rappeler que si son catholicisme n’avait rien de thérapeutique, un grand nombre de ses élans apocalyptiques (sur le mariage, la reproduction de l’espèce, la paternité, la fin de vie) ne l’auraient pas conduit à suivre sans regimber certaines des 99 leçons proposées par Hadjadj dans son guide. Des « désaccords parfaits » entre eux ou des problèmes encore à creuser ? Quant à Debord, l’athée, également cité par moi, on sait qu’il mit un terme à sa vie d’un coup de fusil. Un point, néanmoins, pourrait les réunir tous trois : leur europhobie, leur critique du libéralisme économique sans frein. « La société du spectacle fait spectacle de sa propre critique. La rébellion est son produit phare. La subversion y est subventionnée. Je suis “Nuit debout” pour me coucher le jour. Bien sûr, je casse les vitrines du Grand Capital, sans m’apercevoir que la Casse est essentiellement son domaine, à ce Grand Capital. » C’est Hadjadj qui parle, dans cet autre livre paru en même temps que son apologie du clown. Son titre : Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi) (Taillandier, 352 p., 18,90 euros). Alarmantes ces nouvelles, en ces temps où ce n’est pas un nez rouge qu’on colle sur la face humaine, mais un groin.