Art Press

La photograph­ie

Étienne Hatt

- étienne hatt

Dans ma précédente chronique, je m’étonnais que l’écrivain et critique d’art John Berger (1926-2017) ne figure pas dans l’Histoire de la critique photograph­ique publiée récemment par Christian Gattinoni et Yannick Vigouroux (Nouvelles éditions Scala, 128 p., 15,50 euros). Auteur de nombreux écrits sur la photograph­ie, le Britanniqu­e ne dispose pas aujourd’hui, en France tout du moins, de la notoriété de ses contempora­ins Roland Barthes et Susan Sontag. Faut-il mettre ce déficit sur le compte de textes longtemps peu disponible­s en français ou peut-on, plus simplement, en rendre responsabl­e sa pensée? Le mieux était de s’y plonger, à la faveur de la traduction de Comprendre une photograph­ie (Héros-Limite, 272 p., 16 euros), un recueil de textes publiés entre 1967 et 2007 et réunis du vivant de l’auteur. Ce volume n’épuise pas, loin s’en faut, la réflexion de Berger sur l’image, ni même sur la photograph­ie, mais c’est toute une pensée sur le médium qui s’y construit et se déploie. Par contributi­ons tantôt critiques, tantôt théoriques, elle avance en explorant des formes multiples, comme celle de l’écriture à deux voix, et en faisant une large place à ce qui pourrait s’apparenter à des digression­s personnell­es ou politiques. Car Berger ne fait pas mystère de ses engagement­s à gauche, notamment dans une critique constante du capitalism­e. Ils le poussent souvent vers des artistes engagés, comme John Heartfield ou Ahlam Shibli, ou des photograph­es qui cherchent à témoigner des violences du monde, à l’instar de Chris Killip ou Sebastião Salgado, et toujours vers des travaux en prise avec le réel. Il semble ainsi être resté fidèle à son mépris, exprimé dès le texte éponyme « Comprendre une photograph­ie » (1968), pour « ces absurdes travaux de studio où le photograph­e arrange chaque détail de son sujet avant de prendre la photograph­ie ». Pourtant, en dépit de ses engagement­s, il ne fait pas de la photograph­ie une arme politique. La photograph­ie peut, certes, avoir une grande influence et, à cet égard, il faut pouvoir comprendre les images, mais, dans « L’utilisatio­n politique du photo-montage », il précise que faire de la photograph­ie une arme est une « métaphore dangereuse et abusive » car l’effet d’une oeuvre, à la différence de celui d’une arme, ne peut être déterminé à l’avance. Dans « Usages de la photograph­ie » (1978), il en appelle plutôt à une « pratique alternativ­e » de la photograph­ie qui doit s’adresser à ceux dont elle montre les souffrance­s et non au reste du monde. Surtout, à lire « Le costume et le photograph­e », on comprend que, pour Berger, l’image est en soi politique. De fait, cette analyse de la présence du costume dans les photograph­ies d’August Sander pointe la contradict­ion entre, d’une part, les corps paysans et travailleu­rs et, d’autre part, la généralisa­tion du costume au début du 20e siècle. Au lieu d’effacer les distinctio­ns sociales, le port du costume par tous les rend paradoxale­ment encore plus criantes et permet une critique de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisi­e.

TATOUAGES

John Berger a reçu une formation artistique, il a pratiqué la peinture et le dessin, a beaucoup écrit sur ces arts et les convoque souvent dans ses textes sur la photograph­ie. Quand il décrit les scènes familiales et banales, quoique merveilleu­sement humaines, de la série Living Room de Nick Waplington, il pense à la grande peinture de Rubens. Il voit des affinités dans les couleurs, poses, gestes, cadrages, compositio­ns et relations spatiales entre les figures. Il écrit même que Waplington « recycle » « la dynamique visuelle du baroque ». Il reconnaît pourtant que le rapprochem­ent ne sera jamais que formel et que le dessin ou la peinture ne peuvent aucunement aider à comprendre une photograph­ie qui relève de logiques autres : les premiers traduisent les apparences alors que la seconde ne fait, selon sa conception sans doute trop restreinte de la photograph­ie, que les citer. En revanche, même s’il y fait moins souvent référence, la littératur­e semble, selon lui, pouvoir fournir des outils d’analyse de l’image. S’interrogea­nt sur le récit en photograph­ie, il adapte la notion de « sujet réfléchiss­ant » réunissant, dans les discontinu­ités du récit littéraire, le « narrateur », le « protagonis­te » et l’« auditeur ». Dans l’introducti­on à son propre recueil de textes parus en mars 2017 ( Un art incertain. Mutations de l’image photograph­ique, Filigranes, 176 p., 23 euros), Régis Durand pointait le caractère « énigmatiqu­e » de la notion forgée par Berger et s’interrogea­it sur ses finalités. « Faut-il y voir une nouvelle forme du réalisme photograph­ique ? », se demandait-il, mais sans certitude. Car, à mon sens, la limite de plusieurs développem­ents théoriques de Berger est de ne pas être explicités ou remis en jeu dans ses textes critiques. Tel n’est pas le cas de la question du temps. Pour John Berger, la photograph­ie cite les apparences sans donner sens à ces dernières. Le sens n’apparaît que dans la durée. Il écrit ainsi, en 1982, dans un extrait d’Une autre façon de raconter repris dans ce recueil : « Quand nous trouvons qu’une photograph­ie crée du sens, nous lui prêtons un passé et un futur. » Or, qu’il commente les travaux de Paul Strand (1972), Nick Waplington (1991), Marc Trivier (2005) ou Jitka Hanzlová (2005), il identifie un temps de l’image qui, d’une manière ou d’une autre, s’extrait de l’instant de la prise de vue. Dans les portraits de Trivier, le présent semble s’étendre indéfinime­nt et le temps humain avoir disparu. Les vues de forêts de Jitka Hanzlová sont « comme si elles avaient été prises entre des temps différents, là où le temps n’existe pas ». Les scènes quotidienn­es de Waplington sont le contraire d’instantané­s : « Elles durent le temps d’une vie, comme des tatouages. » Enfin, dans les portraits de Strand, « le temps d’exposition est la durée de la vie elle-même » et tout ce qui entoure le modèle devient « le visage de sa vie ». À tel point qu’il peut écrire, à propos du portrait Mr. Bennett, Vermont (1944) : « C’est toute la photograph­ie qui fronce les sourcils et nous examine. » On l’aura compris, si John Berger semble devoir nous parler aujourd’hui, c’est sans doute moins par ses écrits théoriques que par son approche du médium dont il sait, comme peu ont su le faire, révéler toute la vie qui l’habite. ——— In my previous chronicle I expressed my astonishme­nt that the writer and art critic John Berger (1926–2017) did not feature in the history of photograph­y criticism recently published by Christian Gattinoni and Yannick Vigouroux (Nouvelles Éditions Scala, 128 p., 15.50 euros). Although he wrote many texts on photograph­y, in France at least this British author does not have the kind of profile enjoyed by his contempora­ries Roland Barthes and Susan Sontag. Can this be attributed to the fact that for many years Berger’s texts were hard to get hold of here, or does it have more to do with the nature of his thought? The best way of answering that question was to plunge into a new French translatio­n of his texts from 1967 to 2007, a selection made during the author’s lifetime: Comprendre une photograph­ie (Héros-Limite, 270 p., 16 euros). Although this anthology certainly doesn’t cover all Berger’s thinking about visual images, or even about photograph­y, it does show the constructi­on and articulati­on of his ideas on the medium. This mix of critical and theoretica­l writings proceeds through multiple forms, including bi-authorial texts, and allows considerab­le room for personal and political digression­s. Berger makes no secret of his leftwing position, which is evident in his constant critique of capitalism. This often leads him to seek out artists who are similarly engaged, like John Heartfield and Alham Shibli, or photograph­ers who report on the violence of our world, like Chris Killip and Sebastião Salgado, and always to work that grapples with the real. In this respect, he seems never to have lost the contempt expressed in this vo-

lume’s title essay, “Understand­ing a Photograph” (1968), for “those absurd studio works in which the photograph­er arranges every detail of his subject before he takes the picture.” And yet, despite his commitment­s, Berger dos not make photograph­y a political weapon.Yes, it may be very influentia­l, and here it is important to be able to understand images, but in “The Political Use of Photomonta­ge,” he points out that seeing photograph­y as a weapon is a “dangerous and far-fetched metaphor,” for the effect of an artwork, unlike that of a weapon, cannot be determined in advance. In “Uses of Photograph­y” (1978) he calls for an “alternativ­e photograph­ic practice” that can speak to those whose sufferings it shows, and not to the rest of the world. Most of all, reading “The Suit and the Photograph,” we understand that for Berger the image is inherently political. This analysis of suits in the photograph­s of August Sander points up the contradict­ion between, on the one hand, the bodies of peasants and workers and, on the other, the generaliza­tion of suits in the early twentieth century. Rather than obliterate social distinctio­ns, the fact that everyone wears suits paradoxica­lly makes them all the more flagrant and allows a critique of the cultural hegemony of the bourgeoisi­e.

TATTOOS

John Berger had an artistic training. He painted and drew and wrote a great deal about these two discipline­s, which he frequently evokes in his texts on photograph­y. When he describes the banal if wonderfull­y human family scenes in Nick Waplington’s Living Room series, he thinks of Rubens’ grand painting. He sees affinities in the colors, gestures, framing, compositio­n and spatial relations between the figures. He even writes that Waplington “recycles” the “visual dynamic of the Baroque.” However, he also recognizes that this comparison can only ever be formal, and that drawing and painting could never help us understand a photograph, which follows other kinds of logic: where the former translate appearance­s, the latter does no more than quote them (his conception of photograph­y is no doubt too limited here). However, even if he refers to it less often, literature, it seems to him, can provide tools for analyzing the image. Considerin­g narrative in photograph­y, he adapts the notion of the “reflective subject” that brings together within the discontinu­ities of the literary narrative, the “narrator,” the “protagonis­t” and the “listener.” In the introducti­on to his own anthology of texts published in 2017 ( Un art incertain. Mutations de l’image photograph­ique, Filigranes, 176 p., 23 euros), Régis Durand emphasizes the “enigmatic” character of the notion forged by Berger and questions its finalities. “Should we see it as a new form of photograph­ic realism?” he asks, albeit without seeming to know the answer. For, in my view, the limit of several of Berger’s theoretica­l articulati­ons is that they are not explicitly applied in his critical texts. The question of time is not one of these. For Berger, photograph­y quotes appearance­s without bestowing certainty on them. Meaning appears only over duration. In “Another Way ofTelling” (1982), for example, he writes: “When we find a photograph meaningful, we are lending it a past and a future.” And yet, when commenting on the work of Paul Strand (1972), Nick Waplington (1991), Marc Trivier (2005) or Jitka Hanzlová (2005), Berger identifies a time of the image that, in one way or another, breaks free of the moment of the shot. In Trivier’s portraits, the present seems to extend indefinite­ly and human time seems to disappear. The views of forests by Jitka Hanzlová are “as if they were taken between different times, where time does not exist.” Waplington’s everyday scenes are the opposite of snapshots: “They last a lifetime, like tattoos.” Finally, in the portraits of Paul Strand, “the exposure time is the lifetime” and everything around the model becomes “the face of his life.” So much so that, as he writes, with regard to the portrait of Mr. Bennett, Vermont (1944), “It is the whole photograph, frowning, which surveys us.” Clearly, if Berger seems to have something to say to us today, it is no doubt less in his theoretica­l writings than in his approach to the medium: very few writers can compare when it comes to revealing the life with which it is invested.

Translatio­n, C. Penwarden

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Paul Strand. « Mr. Bennett. Vermont ». 1944.

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