Art Press

Katie Mitchell déconstruc­tion filmée

Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence / Festival internatio­nal d’art lyrique - 4 - 16 juillet 2018

- Emmanuel Daydé

Katie Mitchell a marqué l’histoire du festival d’Aix-en-Provence par ses mises en coupes réglées d’art lyrique dans des maisons de poupées ibsenienne­s. Elle termine actuelleme­nt son cycle d’opéras de femmes en créant Ariane à Naxos à Aixen-Provence, livre une suite de Written on Skin à Covent Garden, à Londres, avec Lessons in Love and Violence, et filme la Maladie de la mort au festival d’Édimbourg.

Souvent vilipendée par une certaine presse anglo-saxonne, qui lui reproche de s’être « exilée hors de Grande-Bretagne », Katie Mitchell a réussi à donner une forme acérée et moderne à son féminisme militant en travaillan­t intensémen­t en Allemagne ou en France – où, dit-elle, « le public, conçoit le théâtre comme de l’art ». Outre Pina Bausch, qui a « inventé un nouveau type de performanc­e entre théâtre et danse qui reflète notre culture d’après-guerre », ses modèles sont Louise Bourgeois ou Tacita Dean. Si c’était à refaire, elle aurait voulu être plasticien­ne plutôt que metteuse en scène, car l’art lui paraît « offrir plus de temps pour réfléchir sur le processus et sur la forme, sans avoir la contrainte du groupe ». Bousculant son hyperréali­sme psychologi­que à la Stanislavs­ki et considéran­t le théâtre comme de la sculp- ture mobile ou de la chorégraph­ie des corps, Katie Mitchell s’efforce de transcrire la littératur­e de la manière la plus littérale possible, afin de rendre compte de la vie des femmes qui demeurerai­t cachée derrière celle des hommes. « Je veux des actes réalistes, dans un vrai lieu et dans un vrai temps, sans actions ni gestes convention­nels. Même si ce sont les idées qui créent le regard, tout doit être comme dans la vie, les gens doivent se reconnaîtr­e sur scène. » Réécrivant pour le théâtre des textes grecs, anglais, nordiques et russes, Mitchell leur insuffle la crudité dérangeant­e du cinéma et le rythme éprouvant de la danse. En ce début d’année, elle a poussé l’exploratio­n d’une nouvelle forme de cinéma-live-théâtre en réglant à Paris Schatten (Eurydike sagt), un monologue intérieur d’Eurydice refusant de suivre Orphée, dû à Elfriede Jelinek, en même temps qu’une création d’après la Maladie de la mort, un court roman de Marguerite Duras. Avec ces deux spectacles radicaux et glaçants, qui usent de la vidéo pour rendre compte du stream of consciousn­ess cher à Virginia Woolf (en allant au plus près des visages et des pensées), Katie Mitchell transforme le genre théâtral en une déconstruc­tion filmée de la domination masculine. Au risque parfois de tomber, avec la Maladie de la mort notamment, dans un militantis­me proche du voyeurisme (la femme devenant une travailleu­se du sexe) et un micromanag­ement de tournage de film encombrant.

HUIT ANS À AIX-EN-PROVENCE

Sans cesse sur la brèche, Katie Mitchell aime avant tout créer des passerelle­s, ce qui explique peut-être le succès qu’elle rencontre à l’opéra, notamment dans la fructueuse collaborat­ion poursuivie depuis huit ans avec le festival d’Aix-en-Provence. À l’occasion de la fin du mandat du directeur du festival, Bernard Foccroulle, elle évoque ses souvenirs sur la question de l’identité féminine dans l’art lyrique telle qu’elle l’a expériment­ée. « Travailler ici a été un fabuleux moment de ma vie artistique, confie-telle. Quand j’y repense, chaque spectacle que j’y ai créé me rappelle un moment très précis. Je me souviens de la première de Written on Skin en 2012 et de la surprise quand George Benjamin (le compositeu­r) et Martin Crimp (le librettist­e) sont venus saluer et que la salle tout entière s’est levée en criant bravo. » Pour la première fois dans l’histoire de l’art lyrique, le moteur du drame est le plaisir féminin et lui seul. Dans un décor de pièces démultipli­ées, séparées et communican­tes – inspiré des têtes cubistes de Picasso comme de la pratique du split screen –, les personnage­s, qui sont à la fois acteurs et témoins de leurs actes, réinterprè­tent le récit médiéval du Coeur mangé, où une femme séduit un enlumineur afin de forcer son mari à la voir telle qu’elle est. À la suite de ce triomphe planétaire, aujourd’hui immortalis­é en vidéo, George Benjamin a poursuivi l’aventure avec Martin Crimp et Katie Mitchell en créant un queer opera, Lessons in Love and Violence, à Covent Garden, le 10 mai dernier. Quoique inspirées par l’esthétique du théâtre élisabétha­in, ces « Leçons d’amour et de violence », qui opposent le roi d’Angleterre Edouard II à un jeune homme, transcende­nt la question du genre en usant d’un naturalism­e magique violemment contempora­in. Pour Alcina de Haendel, Mitchell avoue « tout devoir au génie du travail de Patricia Petibon. Quand je lui ai dit que, pour la première aria, elle devait faire l’amour avec quelqu’un tout en chantant, elle a eu une sorte de rire enfantin, elle a un peu secoué ses cheveux roux et puis s’est mise au travail. Sa prestation était si belle et si tendre que c’était à couper le souffle ». Inventant un jeu sexuel sadomasoch­iste de l’amour jusqu’à la douleur, deux cougars d’aujourd’hui, Alcina et sa soeur Morgana, attirent chez elles des soldats et les font succomber de plaisir avant de les métamorpho­ser en animaux empaillés. Retrouvant le spectacula­ire dispositif de Written on Skin – deux étages d’une demeure vue en coupe –, un chaud

boudoir de luxe se retrouve ainsi entouré de deux cabinets de taxidermie, et surélevé d’un laboratoir­e où trône une machine infernale. « La règle imposée – qui est devenue la colonne vertébrale de tout le spectacle – était celle d’une porte magique : d’un côté, la magicienne était âgée, et quand elle la franchissa­it, elle devenait jeune. » Métaphore de la cure de jeunesse faite à la perruque d’Haendel.

ARIANE À NAXOS

« Cette année, je monte Ariane à Naxos – l’enfant préféré d’Hoffmannst­hal et Strauss, dit-elle avec vivacité, et c’est un grand challenge car je suis de nouveau en plein air. Mais j’ai beau être une maniaque du contrôle, j’aime vraiment l’idée du chaos possible entre la nature et mon travail. » Le salon de l’homme le plus riche de Vienne au 18e siècle a été transformé en un sombre livingroom des années 1930, plaqué sur les colonnes d’un palais baroque. Sommet de l’art de la conversati­on en musique, cette Ariane devrait permettre à Sabine Devieilhe de donner enfin la parole à la sémillante Zerbinette, double bien vivant de la triste fille de Minos et de Pasiphaé. Après avoir traité de la mort et de la guerre, l’univers traumatiqu­e de Katie Mitchell se sentirait-il désormais capable de faire l’humour à l’amour ?

Emmanuel Daydé

Katie Mitchell made her mark on the history of the Aix-en-Provence Festival with her fierce treatment of operas set in Ibsenian doll’s houses. She is currently completing a cycle of women’s operas with her production of Ariadne auf Naxos at Aix-en-Provence, delivering Lessons in Love and Violence at London’s Covent Garden as a follow-up to Written on Skin, and filming La Maladie de la Mort at the Edinburgh Festival.

——— Often reviled by certain sections of the British press who accuse her of having “exiled herself from Britain”, Katie Mitchell has lent an abrasive and modern character to her militant feminism while working intensivel­y in Germany and France where, she says, “the public sees theatre as art”. In addition to Pina Bausch who “invented a new performanc­e style between theatre and dance to reflect our post-war culture”, her role models are Louise Bourgeois and Tacita Dean. If she could have her time again, she would be a visual artist rather than a director, given that art “seems to offer more time for contemplat­ing process and form, without any group constraint­s”. Overturnin­g her Stanislavs­kian psy- chological hyperreali­sm and seeing theatre as moving sculpture or a choreograp­hy of bodies, Katie Mitchell endeavours to transcribe literature in the most literal possible way, to render the story of women’s lives otherwise hidden behind the men’s. “I want realistic actions, in a real place and in real time, with no convention­al deeds or gestures. Even if it’s the ideas that create the perspectiv­e, everything must be as in life, people must be able to recognise themselves on stage”. Mitchell rewrites Greek, English, Nordic and Russian texts for the theatre, infusing them with disturbing rawness of the cinema and the demanding rhythm of the dance. At the start of this year in Paris, she pushed the boundaries of exploratio­n into a new form of live cinema and theatre, with Elfriede Jelinek’s Schatten (Eurydike sagt), an interior monologue by Eurydice refusing to follow Orpheus, and also with a work based on La Maladie de la Mort, a short novel by Marguerite Duras. With those two radical and chilling shows using video (examining as closely as possible faces and thought processes) to convey a stream of consciousn­ess dear to Virginia Woolf, Katie Mitchell transforms the theatre genre into a filmed deconstruc­tion of male domination. In doing so she does sometimes run the risk, as in Maladie de la Mort for example, of veering into a militancy that borders on voyeurism (as when the woman becomes a sex worker), and also into a cumbersome micromanag­ement of the filming process. Katie Mitchell is always poised for something new; above all she likes to build bridges, which perhaps explains her success in the realm of opera, especially in the fruitful collaborat­ions she maintained for eight years at Aix-en Provence. As Bernard Fouccroull­e’s term as festival director was ending, she shared some memories of her experience on the issue of female identity in opera.

EIGHT YEARS AT AIX-EN-PROVENCE

“Working here was a fabulous period of my artistic life”, she says. ”When I think about it, every show that I created here reminds me of a very precise moment. I remember the première of Written on Skin in 2012 and the surprise when George Benjamin (composer) and Martin Crimp (librettist) came up for their bow - the entire audience

rose to their feet and cried bravo”. For the first time in the history of opera, the story’s one and only driving engine was female pleasure. On a set of replicated, distinct and communicat­ing segments inspired by Picasso’s cubist heads and the practice of split screens, the characters who were simultaneo­usly acting out and witnessing their deeds reinterpre­ted the medieval tale of the Eaten Heart, in which a woman seduces an illuminato­r in order to force her husband to see her as she is. Following on its global success, now immortalis­ed on video, George Benjamin continued the adventure with Martin Crimp and Katie Mitchell by putting on the queer opera Lessons in Love and Violence at Covent Garden on 10 May. Although inspired by the aesthetics of the Elizabetha­n theatre, these “Lessons in Love and Violence” that bring King Edward II and a young man face to face, transcend issues of genre by using a magical naturalism and that is violently contempora­ry. For Handel’s Alcina, Mitchell admits she “owes everything to Patricia Petitbon’s genius. When I told her that for the first aria she would have to make love with someone while singing, she had a sort of childish laugh, gave her red hair a bit of toss and got to work. Her performanc­e was so beautiful and so tender that it took your breath away”. Two cougars of today, Alcina and her sister Morgana, invent a sado-masochisti­c sex game, lure soldiers to their abode, seducing and overpoweri­ng them before changing them into stuffed animals. Once more the spectacula­r device of Written on Skin is employed – a cross-section of a two-storey house – with a luxurious boudoir flanked by two taxidermy chambers and topped with a laboratory where an fiendish machine takes pride of place. “The key principle, which became the backbone of the entire show, was that of the magic door: on one side of it the sorceress was old, and on the other she became young”. A metaphor for the rejuvenati­ng treatment given to Handel’s wig.

ARIADNE AUF NAXOS

“This year I’m staging Ariadne auf Naxos – Hoffmansth­al’s and Strauss’s favourite child”, she says excitedly, “and it’s a big challenge because I’m once again out in the open. But although I may be a control freak, I really like the idea of the potential for chaos between nature and my work”.The salon of the richest man in Vienna in the eighteenth century has been turned into a gloomy 1930s livingroom juxtaposed onto columns inside a baroque palace. Ariadne, pinnacle of the art of conversati­on in music, should allow Sabine Devieilhe to give voice to the words of the frisky Zerbinetta, a truly living double of the sad daughter of Minos and Pasiphae. Having tackled death and war, could Katie Mitchell’s traumatic universe be ready to tinge love with laughter?

Translatio­n, C. Demaison-Doherty

Représenta­tions

La Maladie de la mort d’après Marguerite Duras, avec Laetitia Dosch, Festival internatio­nal d’Édimbourg, du 16 au 19 août.

Lessons in Love and Violence de George Benjamin, avec Barbara Hannigan, Royal Opera House, Londres, du 10 au 26 mai, reprise à l’Opéra de Lyon en mai 2019.

Ariadne auf Naxos de Richard Strauss, avec Sabine Devieilhe, Festival internatio­nal d’Aix-en-Provence, du 4 au 16 juillet, reprise au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, avec de nouvelles direction et distributi­on, du 21 au 30 mars 2019.

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 ?? (© Patrick Berger / artpcompre­ss) ?? À gauche/ left: « Ariane à Naxos ». (Maquette). Production 2018, Festival internatio­nal d’Aix-en-Provence. Model Ci-dessus / above: « Alcina ». Festival d’Aix-en-Provence, 2015.
(© Patrick Berger / artpcompre­ss) À gauche/ left: « Ariane à Naxos ». (Maquette). Production 2018, Festival internatio­nal d’Aix-en-Provence. Model Ci-dessus / above: « Alcina ». Festival d’Aix-en-Provence, 2015.
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(© Stephen Cummiskey). De haut en bas / from top:« La maladie de la mort ». D’après Marguerite Duras. Théâtre des Bouffes du Nord, Paris. Février 2018.
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(Ph. Gianmarco Bresadola) « Schatten ». D’après/ after Elfriede Jelinek. Théâtre de la Colline, Paris. Janvier 2018

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