John De Andrea des sculptures qui respirent
John De Andrea. Sculptures that breathe.
John De Andrea vit avec son épouse Lorraine dans le Colorado, à une heure de route de Denver. Au pied des montagnes Rocheuses, à la périphérie d’une petite ville dont le nom n’aurait pu qu’être inventé par des Américains : Loveland. L’homme est taiseux et se méfie des mots – disons, comme nous le verrons plus loin, qu’il a appris depuis très longtemps à s’en passer – mais sait se montrer généreux dans le dialogue, n’hésitant pas à se confier, pour ne pas dire se confesser, sur les épisodes de sa trajectoire artistique, mais aussi sur son rapport conflictuel à la (non) verbalisation. Épisodes et rapport qu’il ne saurait désormais désolidariser d’événements qui se sont produits pendant son enfance, pour certains d’entre eux extrêmement douloureux et qu’il a jugé utile, voire indispensable, d’exhumer lors de ce week-end d’avril passé en sa compagnie. L’homme n’aime cependant pas se poser en victime et il suffit d’avoir été témoin de la force et de la résistance – notamment aux limites imposées par son handicap – qui habitent son corps et son esprit pour mesurer combien ses sculptures hyperréalistes produites depuis une cinquantaine d’années et s’attachant à des plastiques avantageuses sont tramées de considérations autobiographiques. Il s’en dégage une forme d’inertie et une absence d’effort physique apparent : les corps sont le plus souvent allongés, assis ou debout, et esquissent rarement un mouvement. UN IDÉAL DE BEAUTÉ L’oeuvre de De Andrea est un mystère. Un mystère au regard d’une histoire de l’art occidental contemporain qui pensait, au plus tard dans les années 1950, en avoir fini avec la re- présentation du corps humain, au sens le plus réaliste du terme. Et, pourtant, ni l’abstraction américaine, ni le minimalisme et l’art conceptuel qui en constituent les épilogues n’ont su, n’en déplaise à certains gardiens du temple, l’éradiquer. Si le corps est très présent dans la création des années 1960, au moment même où De Andrea pose les bases de son propos sculptural – présent à travers les différentes déclinaisons du body art et autres performances, mais aussi absent par le biais de démarches, tel le minimalisme, plus allusives (équivalents, empreintes, projections ...) ou métaphoriques – sa représentation « fidèle », tridimensionnelle, s’avère très marginale. Selon la formule de Jean-Claude Lebensztejn, les artefacts hyperréalistes étaient dès leur temps d’un autre temps, et actuels par cette inactualité d’origine (1) ». On notera néanmoins que certains artistes avaient su lui rester fidèles et préparer le terrain. Pour s’en tenir à un contexte sculptural américain, citons Edward Kienholz ou George Segal. Mais aussi Marcel Duchamp, dont l’Étant donnés posthume a été dévoilée au public à la fin des années 1960, soit la période où De Andrea s’engage dans la voie hyperréaliste. Le discours de De Andrea est simple. Certains le qualifieront de simpliste. Il a cependant l’avantage d’être cohérent, pragmatique, respectueux des enjeux techniques. D’une honnêteté absolue et surtout d’une humilité à toute épreuve. Pas d’esbroufe, pas de justification, pas d’enlisement théorique. Une quête à la fois élémentaire et impossible : tenter par les moyens de la sculpture et de la peinture – l’effet réaliste doit beaucoup à la polychromie propre à l’épiderme de ses corps – d’atteindre
un idéal de beauté. Ni plus ni moins. Et de faire en sorte que cette quête s’accompagne d’une perfection réaliste. L’ambition, à la fois humble et démesurée, comme il l’a affirmé à de nombreuses reprises, est de donner l’impression et l’illusion que ses sculptures respirent. UNE EXPÉRIENCE TROUBLANTE Ce qu’il y a de fascinant dans l’art des années 1960 et 1970, c’est qu’au fur et à mesure que son histoire se réécrit, certaines différences s’estompent. Les paramètres et les repères mutent. Relire, par exemple, le fameux essai de Michael Fried Art et Objectité à l’aune de la redécouverte de l’oeuvre de De Andrea (lequel avait participé à la Documenta 5, en 1972, et fait scandale avec Arden Anderson and Norma Murphy) peut, à ce titre, s’avérer instructif, le réquisitoire de l’historien de l’art américain contre l’art minimal pouvant aisément être adapté à l’oeuvre du sculpteur hyperréaliste. Car l’un des arguments avancés par Fried est que l’art minimal dit littéraliste s’appuie sur des ressorts anthropomorphiques et théâtraux. Reprenons un extrait : « J’avancerai la réponse suivante : l’adhésion du courant littéraliste à l’objectité n’est en fait qu’un plaidoyer en faveur d’un nouveau genre de théâtre et le théâtre est aujourd’hui la négation de l’art. La sensibilité littéraliste est théâtrale, tout d’abord parce qu’elle s’attache aux circonstances réelles de la rencontre entre l’oeuvre littéraliste et le spectateur. […] L’art littéraliste s’éprouve comme un objet placé dans une situation qui, par définition presque, inclut le spectateur. [...] C’est l’objet, et non le spectateur, qui doit être au centre de la situation et en constituer le point de mire ; mais la situation elle-même appartient au spectateur – c’est sa propre situation. [...] La présence qui caractérise l’art littéraliste […] relève fondamentalement d’un effet ou d’un registre proprement théâtral – c’est, en quelque sorte, une présence scénique. Elle résulte non seulement de la pression envahissante, voire agressive, qu’exerce l’oeuvre littéraliste, mais aussi de la complicité particulière que celle-ci extorque au spectateur. On dit d’une oeuvre qu’elle a une présence lorsqu’elle exige d’être prise en compte, prise au sérieux, par celui qui la regarde, et lorsque le spectateur répond à cette exigence en montrant qu’il en est conscient et qu’il modèle, pour ainsi dire, ses actes en conséquence. […] L’expérience d’une mise à distance par rapport à l’oeuvre semble capitale : le spectateur sait que son rapport est celui – indéterminé, ouvert, non astreignant – d’un sujet à un objet impassible accroché au mur ou posé par terre. En fait, cette mise à distance par l’objet n’est pas sans présenter quelque ressemblance avec la mise à distance, ou l’envahissement, que représente la présence silencieuse d’une autre personne : tomber à l’improviste – dans une pièce plutôt sombre, par exemple – sur des objets littéralistes peut se révéler tout aussi perturbant, ne serait-ce que momentanément (2). » Tomber sur une oeuvre de De Andrea relève indéniablement d’une expérience troublante, certes dans un musée ou dans une galerie, mais davantage encore dans un cadre domestique. Par exemple au lever du jour, à Loveland, dans une ambiance lumineuse diffuse. C’est dans ces circonstances, pour ainsi dire idéales, que la nature unheimlich de cette oeuvre s’affirme momentanément dans toute sa puissance. ENTRE HUMAIN ET OBJET Les sculptures de De Andrea, leur appréhension, nécessitent effectivement d’être expérimentées dans le temps. Un temps d’imprégnation et de transformation. Ce même temps dilaté, favorisé par les objets littéralistes et fustigé par Fried. Celui-ci se décompose en différents stades. Dans un premier temps, l’effet de surprise peut s’accompagner d’une sensation d’effroi, puis, dans un second temps, un passage progressif permet peu à peu de se détacher de l’illusion première pour saisir la part de simulacre qui finit par se manifester. Cette sensation d’effroi est sans doute imputable à la qualité « théâtrale » de la démarche de l’artiste, à ses effets illusionnistes presque cinématographiques. Et nombre d’ambiances cinématographiques me sont venues à l’esprit en expérimentant, seul, ses sculptures après une nuit d’insomnie dans une semi-pénombre: Georges Franju (3) ; les maîtres du giallo italien (4) : Mario Bava et Dario Argento (notamment Profondo rosso et la scène clé du couloir) ; Pedro Almodóvar ( La Piel que habito, d’après le roman de Thierry Jonquet). De même que la série suédoise Real Humans, et le cinéma intégrant les figures de l’androïde ou de l’humanoïde. Car c’est dans cette zone d’incertitude que se meuvent les sculptures de De Andrea, mais aussi celles de son alter ego « social », complice et ami Duane Hanson. Dans ce no man’s land entre humain et objet, l’objectité qui se dégage de ses sculptures étant paradoxalement hypertrophiée par le réalisme évanescent, à travers ce passage de l’illusion d’un corps, souvent désirable, au simulacre inhérent à sa réification, voire dans l’enchevêtrement de ces vecteurs contradictoires. La chair d’un
côté; la désincarnation simultanée de l’autre. Et, enfin, la recherche d’une forme d’objectivité, là aussi très minimaliste, exacerbée. Tom Blackwell, cité par Lebensztejn, définit l’hyperréalisme comme une « manière de voir la peinture et la sculpture totalement dépourvue de ramifications subjectives, totalement froide, objective, sans émotion 5) », tandis que Richard Estes l’envisage comme une « façon froide, abstraite, de voir les choses, sans aucun commentaire ou engagement (6) ». Les fragments ci-dessous de l’entretien que m’a accordé De Andrea en sont une preuve supplémentaire.
Quand avez-vous réalisé vos premières sculptures et quelle a été la réception initiale? Au tout début, j’effectuais des études au Nouveau-Mexique. Je peignais, mais ça ne donnait pas grand-chose. J’ai commencé à m’intéresser aux choses en trois dimensions. Puis j’ai quitté le Nouveau-Mexique. C’est cette année-là que j’ai exécuté mes premières
empreintes – celles de ma copine. Quand j’ai cassé le plâtre qui l’entourait, j’ai eu l’impression d’être sur un terrain de fouilles archéologiques. On n’avait jamais fait d’humain de la sorte. Lorque je l’ai vu, j’ai su que je pouvais le faire. Au Nouveau-Mexique, j’ai réalisé trois autres figures. Je suis retourné à Denver, je les ai mises ensemble. Je les ai photographiées et j’ai envoyé des images de mon travail à des magazines. Ils ont tous répondu : « Non, non, non. » J’ai pris un atelier et j’ai continué à travailler. Puis j’ai reçu un petit message d’Ivan Karp (7), qui travaillait avec Leo Castelli. Il ouvrait sa galerie. Il m’a demandé de lui envoyer de nouvelles photos. C’est là que j’ai percé. À cette époque, mes trucs étaient très réalistes. Je lui ai envoyé deux photos. Puis deux oeuvres. Il les a vendues très vite et m’a donné tout l’argent. Il n’a même pas gardé sa part ! Il savait que je galérais. Je quittai mon travail – je faisais le ménage le matin dans un bar – et je pris rendez-vous chez un psychiatre car j’avais de grosses crises de panique. Sans raison. Je suis devenu ami avec le psychiatre. Je lui ai échangé des oeuvres. Quelques années plus tard, il m’a donné un nouvel antidépresseur qui venait de France. Ça m’a guéri. Avant cela, je ne parvenais pas à aller à New York, à cause de mes crises. […] Mais ne pas aller à New York était aussi un moyen de me tenir à l’écart des courants dominants, même si je ne me suis jamais intéressé à ce que l’on pensait autour de moi. Je me contente de faire mon travail. Quand j’ai envoyé mon oeuvre à la documenta, je me fichais de ce qu’ils allaient penser. Karp vendait mes oeuvres. J’arrivais toujours à en vivre, même si je me retrouvais fauché de temps en temps.
REMONTER À L’ENFANCE
Comment définiriez-vous vos oeuvres ? La prise de parole semble vous poser problème. Vous n’avez jamais cherché à théoriser votre travail. Le silence vous convient davantage. Pourquoi? Je n’ai jamais pu mettre de mots sur mes oeuvres. Tout ce que j’ai fait remonte à mon enfance. Quand j’y repense, j’ai l’impression d’être débile. C’est bien comme ça. Je ne voulais pas être comme un artiste. Je faisais d’autres choses, je faisais voler mes pigeons, je montais à cheval. Je faisais des choses qui me tenaient éloigné du contexte de l’art. Quand je partais, je partais. Quand je retournais à l’atelier, j’étais complètement frais. Quand j’avais cinq ans, il y avait une Mexicaine, Molly, qui s’occupait de notre maison. Ma mère n’était jamais là. C’était une chouette femme, mais elle ne pouvait pas rester à la maison. J’ai commencé à avoir des relations sexuelles avec Molly à partir de l’âge de cinq ans. Elle m’a dit de ne rien dire à personne, alors je n’ai rien dit à personne. J’étais catholique. Quand j’ai eu douze ans, je suis allé voir
un prêtre. Il m’a donné dix Pater à réciter. J’ai dit m... Quand je suis sorti de l’église, je n’étais plus croyant. […] Mon père était méchant, brutal. Il me battait. Puis j’ai attrapé la polio ! Mon bras gauche était perdu. J’avais huit-neuf ans. J’étais très secret. […] Ma mère était une beauté. Mon père était très chic. Il avait la classe. Quand j’ai commencé à travailler, je l’ai fait à ma manière. Et c’était en lien avec mon enfance. C’était en moi. Mais j’étais en paix avec ce que je faisais. Le fait de ne pas utiliser les mots pour expliquer mon travail a un rapport avec toutes ces choses. Je fais ce que j’ai à faire, c’est tout. Je me fiche de ce que pense le monde de l’art. Je me fiche de ce que pensent les critiques. […] La polio a été le plus grand événement de ma vie. Ça m’a changé. J’ai compris que, quand je me regarderais dans le miroir, je ne verrais plus jamais une personne entière. Si j’avais eu deux bons bras et plus de coffre, je ne serais pas artiste.
Quels étaient vos rapports avec Duane Hanson? Et qu’en est-il enfin de la technique? Duane et moi étions amis. Je l’ai toujours placé au-dessus de moi. Ce qu’il réalisait était plus acceptable que ce que je faisais. Mais j’étais meilleur pour la technique. La technique est l’affaire de toute une vie. J’ai d’abord utilisé la fibre de verre. Puis j’ai découvert le vinyle. Je pensais que le vinyle durerait toujours. Puis le bronze. J’envisage de revenir au Forton MG (8). Hanson ne m’a pas appris grand-chose, alors que je lui ai appris beaucoup. Il visitait mon atelier. Je visitais le sien. Il était plus dans la dimension sociale. Pas moi. Les gens me demandent souvent pourquoi je fais des jeunes femmes. C’est comme ça. Je n’ai pas d’explication.