Stéphanie Solinas photographe spéculative
Stéphanie Solinas. Photography as investigation.
Dans l’église Saint-Blaise, pendant les Rencontres d’Arles de cette année, sera projeté le film Ne me regarde pas, réalisé par Stéphanie Solinas pour le programme 3e Scène de l’Opéra national de Paris. On y voit réunis sur la scène de Garnier ceux qui contribuent à sa pensée ; ces voix à partir desquelles elle élabore son travail. L’événement offre l’occasion de (re)découvrir cette artiste qui fait de l’identité, de la photographie et de leur histoire mêlée le sujet de son oeuvre, aussi passionnante qu’exigeante.
Pour chacune de ses expositions, la photographe et plasticienne Stéphanie Solinas déploie plusieurs années de recherches, organise dans l’espace du musée ou de la galerie un système sensible et spéculatif où chaque oeuvre est éclairée par les relations subtiles qu’elle entretient avec celles qui l’entourent. C’est un travail qui pense et ce qui importe n’est pas tant le résultat – ce à quoi la pensée aboutirait –, mais l’élaboration, le chemin conceptuel, la construction des idées que l’on suit avec elle et ses images et qui, toujours, aiguise nos esprits. S’emparant des possibilités du médium photographique, Solinas mène des investigations minutieuses, construit des ensembles qui révèlent la complexité de la seule opération de voir. Formée à la photographie à l’ENS Louis-Lumière et docteure en arts plastiques, son parcours témoigne de son intérêt pour la pratique et la théorie de la photographie et, plus encore, pour leur coïncidence. Ils sont rares les photographes qui, comme elle, interrogent incessamment leur médium, se confrontent aux faiblesses et à l’impossible qui se trament dans la photographie. L’image ne peut pas tout, n’est jamais neutre, et c’est aussi de tels présupposés trop souvent négligés que le travail de Solinas propose de parcourir ; mais avec une exigence intellectuelle toujours troublante.
CORPS POLITIQUES Le portrait, l’un des genres favoris de la photographie depuis le 19e siècle, se situe au coeur de sa démarche. En 2007 déjà, la série Phénomènes, constituée d’un ensemble de portraits de jumeaux reproduits sur des cartes de visite, mêlait clin d’oeil amusé à l’histoire de la photographie (en reprenant l’adresse de l’atelier du célèbre Eugène Disdéri, inventeur du portrait au format carte de visite et du châssis multiplicateur permettant de juxtaposer plusieurs vues sur un même négatif) et réflexion sur les rapports entre photographie et identité. C’est que l’image, mieux que l’ADN, parvient, dans les cas de gémellité, à révéler les infimes différences entre deux individus, leur nécessaire altérité. Dans le sillage de ce travail, l’oeuvre Dominique Lambert et le livre (2010) qui en est issu poursuivent et prolongent l’interrogation de l’identité et du rôle de la photographie sur ce que nous sommes. L’artiste a en effet conduit une enquête, prenant pour point de départ le patronyme « Lambert » et le prénom épicène « Dominique » – le plus donné en France. Après avoir recensé tous les Dominique Lambert de France, elle adresse à chacun ou chacune d’entre eux un courrier leur demandant de se soumettre à un test de personnalité et de réaliser un portrait chinois. Ont suivi un texte écrit par le Comité Consultatif pour la Description des Dominique Lambert (composé d’un psychologue, d’un statisticien, d’un inspecteur de police, d’un juriste et d’un consultant en identité visuelle – rien que ça !), puis un portrait dessiné ensuite transformé en portrait-robot. Et cette singulière morphose des visages se poursuit : Solinas a cherché et photographié une personne présentant une ressemblance évidente avec le portrait-robot. Enfin, une photographie d’identité du véritable Dominique Lambert, sous enveloppe cachetée, clôt la chaîne des représentations. On imagine alors l’artiste comme une détective au systématisme extravagant, s’épuisant peut-être dans une exhaustivité insensée. La surprise est d’autant plus vive quand on apprend qu’elle ne fait que reprendre et appliquer les méthodes mises au point par les États pour définir nos identités. La déperdition d’informations au cours de tels processus d’identification, leur part d’interprétation inévitable, revêtent alors un sens nouveau: l’absurde est toujours là, mais il s’affirme comme une triste et terrible qualité du pouvoir d’État.
Dans un refus de l’affirmation, dans une subtilité qui exige de nous un travail solitaire de résolution se loge l’une des grandes qualités de l’oeuvre de Solinas. Longtemps après avoir quitté la salle d’exposition, le sens continue d’affleurer, d’advenir et, dans la durée, son travail se dote d’une force d’évidence. L’oeuvre Sans titre (M. Bertillon) - deux faces (2011) est en ce sens exemplaire. Rappelons qu’Alphonse Bertillon est l’inventeur, au 19e siècle, de l’anthropométrie judiciaire qui s’appuie sur l’idée que la photographie est l’outil d’observation par excellence, son caractère mécanique assurant la fiabilité des reproductions. Bertillon a ainsi mis en place pour le service d’identification de la préfecture de police de Paris des fiches signalétiques pour les criminels. Ce système, d’abord destiné aux prévenus, est aujourd’hui appliqué à chacun et chacune: ce sont nos cartes nationales d’identité qui en constituent l’héritage immédiat. Nous sommes désormais tous traités comme des criminels en puissance. Solinas nous rappelle alors que faire des images n’est jamais anodin puisque « le pouvoir de surveillance de la photographie s’est étendu à l’ensemble de la société, et dans le même temps, la responsabilité de se représenter et de justifier son identité a été déléguée à chacun. Tous concernés […] La seule preuve que l’individu puisse donner de son identité se situe maintenant hors de lui-même, dans son adéquation à l’image officiellement reconnue de lui ; mais cette photographie, c’est lui (1). » Pour Sans titre (M. Bertillon) - deux faces, Solinas n’a pas choisi de travailler à partir de n’importe quelle fiche anthropométrique: c’est celle de son inventeur qu’elle a choisie, établissant le criminologue Bertillon comme coupable paradigmatique. Aidé par un logiciel perfec- tionné, le double portrait de Bertillon (de face et de profil) a été décomposé en de multiples facettes de papier, elles-mêmes découpées puis assemblées pour reconstituer sa physionomie. La pièce finale, aboutissement de ce processus, est composée d’un masque en papier à l’effigie de Bertillon, disposé sur un socle en bois et protégé par une cloche de verre. L’étrangeté de l’objet tient au fait que le visage est reproduit à l’extérieur comme à l’intérieur du masque, forçant celui ou celle qui le manipule à coller sa peau contre la peau de Bertillon pour prendre son identité et la présenter au monde. Si Bertillon nous a volé nos visages, faisant de cette surface intime et singulière un objet de contrôle et de pouvoir, voilà une oeuvre qui nous permet, enfin, de lui prendre le sien.
IMAGES ABSENTES
La puissance de la photographie est indéniable à plusieurs titres, et Solinas ne cesse de nous le prouver ; que se passe-t-il alors quand l’image disparaît ? Existe-t-on encore ? Cette dimension négative – ce que l’on n’est pas ou
« Le Pourquoi pas? Équivalences ». 2014-17. Extrait d’une série de / from a series of 66 cyanotypes. Ci-dessous/ below: « Sans titre (M.Bertillon) - deux faces ». 2011. 37x22x22 cm.
plus sans image – a été le point de départ de Déserteurs (2008-13) [2]. Il faut voir cette série, se retrouver face aux trois cent soixante-dix-neuf disparitions, trois cent soixante-dix-neuf photographies de défunts que l’érosion et le temps ont fait disparaître des tombes du cimetière du Père Lachaise à Paris, pour éprouver, conjointement, et la beauté triste de ces visages évanouis et la rigueur d’une tentative d’épuisement du réel. Solinas a en effet arpenté pendant des mois toutes les allées du cimetière pour trouver ces absents, enregistrer ces médaillons de marbre vides, ces visages blanchis, ces ultimes portraits pourtant évanouis – sur lesquels elle a indiqué en braille les coordonnées géographiques des sépultures. Morts et retirés de leurs images, ces individus ont été deux fois dissous. Elle nous invite ainsi à réanimer, par une visite ou un regard, ces identités au bord d’un oubli définitif. Si la mélancolie de cet ensemble est évidente, s’y trame aussi une sédition inattendue : et si, dans un monde où l’image est un élément de contrôle, la liberté était aussi à trouver dans l’anonymat? VOIR L’INVISIBLE Après avoir interrogé la prétendue objectivité de la photographie et le pouvoir qui lui est conféré, rappelant que toute représentation est forcément traversée par l’arbitraire, par d’infimes décalages et des transformations, Solinas s’intéresse depuis plusieurs années à l’invisible de nos identités. Les liens génétiques, la mémoire, la conscience, les croyances déterminent aussi, dans l’indiscernable des corps, ce que nous sommes. Donner à voir ce qui se dérobe peut sembler une tâche impossible pour une photographe. Mais Solinas ne s’y attelle pas pour relever un défi, dépasser glorieusement les limites de la perception : elle cherche seulement à matérialiser ce qui nous fonde. Elle nous propose ainsi de penser le visible et l’invisible comme deux réalités entremêlées et fait place à ce qu’il y a d’immatériel au coeur même du tangible. Engagée dans une trilogie intitulée les Aveugles éblouis, l’artiste travaille dans trois pays différents : l’Islande d’abord est le lieu d’où procède le Pourquoi pas ? ; en Italie ensuite, où elle vit depuis un an en tant que pensionnaire de la Villa Médicis, s’élabore l’Inexpliqué ; aux États-Unis, enfin, elle développe le troisième volet : Devenir soi-même. Le Pourquoi pas ?, exposé au FOAM et jusqu’en juillet 2018 à la Maison de l’Amérique latine (3), explore les mondes cachés, les croyances islandaises et l’importance des liens génétiques à l’oeuvre dans le pays. On peut y voir Équivalences (2014-17), une série de soixante-six cyanotypes exposés directement dans des failles rocheuses du sol islandais connues pour être habitées par des elfes. Est ainsi advenu sur la surface sensible ce qui ne remonte jamais à la surface terrestre : la photographie matérialise des phénomènes secrets, explore les angles morts de la vision. Reprenant la forme de l’enquête, Solinas avance en détective et en chercheuse, collectant des traces autant que des paroles. L’Islande, l’Italie et les États-Unis sont pour elle un terrain et cela implique non seulement un lieu mais aussi une méthode. Artiste-anthropologue, Solinas prélève, interroge, explore l’histoire des lieux et rencontre les habitants pour produire des connaissances in situ, transversales, rendant compte des représentations ordinaires et des pratiques usuelles de chacun. Elle nous donne à entendre avec le même soin scientifique, religieux, médiums et artistes, se posant en observatrice neutre, refusant de hiérarchiser les paroles et les savoirs. Chacun des trois projets prendra également la forme d’un livre dont le premier, le Guide du Pourquoi pas? paraîtra en septembre 2018 chez l’éditeur américain X Artists’ Books. Solinas précise ainsi son goût pour la conception et l’édition qui permettent au spectateur-lecteur de tenir entre ses mains, d’explorer dans l’intimité de sa chambre, les mondes foisonnants et les images que l’artiste (nous) découvre.
(1) Stéphanie Solinas, « Comment la photographie a inventé l’identité. Des pouvoirs du portrait. », in Pierre Piazza (dir.), Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon précurseur de la science du crime, Karthala, 2012. (2) Voir Stéphanie Solinas, Déserteurs. Cent photographies, RVB Books, 2013. (3) Dominique Lambert/Le Pourquoi pas ?, FOAM, Amsterdam, 24 février- 16 avril 2017; l’Invention de Morel, exposition collective, Maison de l’Amérique latine, 16 mars - 21 juillet 2018.
Hélène Giannecchini est écrivain, critique et commissaire d’exposition. Docteure en littérature, membre de l’Institut ACTE (Paris I/CNRS), ses recherches portent sur les rapports entre texte et image. Elle enseigne la théorie de l’art contemporain à l’École européenne supérieure de l’image de Poitiers-Angoulême.
Stéphanie Solinas Née en 1978, vit à Paris Expositions personnelles récentes : 2017 Identité, FraenkelLAB, San Francisco ; Dominique Lambert / Le Pourquoi pas ?, FOAM, Amsterdam 2016 La Méthode des lieux, Rencontres d’Arles ; Dominique Lambert, Carré d’art, Nîmes (et Maison Rouge, Paris, 2010) ; Fourrure, vitrine, photographie (Gilles Saussier), Centre photographique d’Île-de-France, Pontault-Combault 2015 L’Austère sentiment, Musée nationale Eugène Delacroix, Festival Photo Saint-Germain, Paris 2014 Déserteurs, Société française de photographie et église Saint-Eustache, Mois de la photo, Paris Expositions collectives récentes : 2018 L’Invention de Morel, Maison de l’Amérique latine, Paris 2016 Persona, étrangement humain, musée du Quai-Branly, Paris