Les catacombes de Roee Rosen
The Catacombs of Roee Rosen.
Une exposition en deux parties, au Centre Pompidou, révèle, jusqu’au 29 octobre 2018, l’oeuvre plurielle du peintre, écrivain et réalisateur Roee Rosen. Histoires dans la pénombre présente deux albums (textes et dessins) – The Blind Merchant (19891991) et Vladimir’s Night (2011-2014) –, accompagnés d’un film plus récent, The Dust Channel (2016). En collaboration avec le Jeu de Paume est aussi montrée une rétrospective de ses films, Douce sueur. Une opportunité, pour artpress, de présenter plus largement (p. 52) une scène israélienne.
Cette double exposition est non seulement une enthousiasmante opportunité de rencontrer un artiste maîtrisant aussi bien la peinture, le cinéma, l’écriture et la musique, mais aussi celle de se familiariser avec la pléiade d’artistes et d’écrivains inventés par lui-même, et du nom desquels il signe son oeuvre. Dans sa richesse, l’exposition découvre un monde qui est le reflet absurde, drôle et troublant du nôtre. Le dernier film de Rosen The Dust Channel (2016), devant lequel se pressaient d’interminables files d’attente lors de la dernière Documenta, donne une idée de ce que met en jeu le travail de l’artiste. Dans cette opérette, un jeune couple riche et séduisant entre dans un ménage à trois avec l’appareil domestique anglais (un aspirateur Dyson DC07) qui partage sa vie dans une banlieue israélienne. Le livret (en russe) donne vie à l’aspirateur qui se met à raconter son histoire, la réalité des perversions privées et des phobies socio-politiques. Hygiène, nettoyage compulsif, femmes de ménage, réfugiés, policiers à leur poursuite : une simple affaire privée bourgeoise dévoile une histoire transgressive, perverse et surréelle, mêlant prisons d’État dans le désert, xénophobie et fétichisme. Pour compliquer encore la chose : le film est aussi divertissant qu’amusant.
UNE OEUVRE HYPER-MIMÉTIQUE La rétrospective cinématographique, l’exposition de dessins, la projection spéciale (avec conférence-performance) introduiront les visiteurs non encore familiers de Roee Rosen dans un monde diabolique où les concepts et les objets convergent et vibrent : animalisme, ventriloquie, personnages imaginaires, horreur et humour sont tous présents dans les catacombes de Roee Rosen. Surréalisme et livres d’enfants, humour décalé et plaisanteries historiques capillotractées, résistance et traumatisme: tous sont comme chez eux dans l’oeuvre de Rosen. Depuis plus de trente ans, il explore les voies de la création inconsciente du rêve, les interférences du langage avec le sens, l’explosion simultanée de différents moments historiques, dans une logique interne, auto-référentielle et auto-contradictoire. Cette logique est présente dès ses premières grandes séries de peintures ( Martyr Painting, 1991-1994; Professionals, 19941996). Elle se poursuit dans les séries plus récentes ( Funerals, 2006, 2008, 2010) et dans les projets mettant en scène des personnages fictifs ; des oeuvres vidéo fondées sur le corpus pictural, théorique et littéraire de Justine Frank (1900-1943) par exemple, surréaliste belge mêlant érotisme et iconographie juive, ou d’Efim Poplavsky, également connu sous le nom de Maxim Komar-Myshkin (19782011), Russe émigré en Israël dont l’oeuvre témoigne d’une paranoïa politique macabre. Enfin, dans les projets qui donnent vie à des personnages historiques et littéraires comme Eva Braun et le Marchand aveugle inspiré du Shylock du Marchand de Venise. C’est encore de cette logique que relève le filmThe Confessions of Roee Rosen (2010), dont la bande-annonce, en collaboration avec son fils Hillel présente trois travailleuses étrangères lisant à haute voix des aveux forcés dans une langue qu’elles ne parlent pas. Il en va de même dans Out, qui documente un exorcisme BDSM dont le texte est entièrement emprunté à des citations du leader de l’extrême-droite israélienne Avigdor Lieberman. Cette dimension auto-réflexive opère au moyen d’un parasitage de textes classiques de Shakespeare, des Légendes des Saints, de l’histoire du suicide d’Eva Braun et d’Hitler dans leur bunker à Berlin, de la biographie fictionnelle d’Efim Poplavsky, de la biographie inventée de l’artiste juive belge Justine Frank, et des Confessions de saint Augustin et de Jean-Jacques Rousseau. En ce sens, l’oeuvre de Rosen, avec ses fictions picturales et littéraires produites par des figures à la biographie imaginaire, constitue une sorte de contre-biographie subvertissant une trajectoire historique familière, aussi traumatique soit-elle. C’est ainsi à travers la figure d’une artiste juive belge que Rosen s’attaque à l’histoire du mouvement surréaliste, qui fut en grande partie le fait d’hommes français et catholiques ; par les yeux d’Eva Braun qu’il approche la figure de Hitler. Quant à l’axe qui mène des tsars à Poutine en passant par Staline à travers la tradition autoritaire russe, il l’observe du point de vue d’un jeune émigré souffrant de délires paranoïaques. « L’oeuvre de Rosen, comme celle de ses épigones, est hyper-mimétique et obsessionnellement figurative, bien qu’elle ne soit en rien réaliste », analyse Ekaterina Degot (1). Quand le pouvoir renonce à toute respectabilité pour se vautrer dans sa propre obscénité, ni le grotesque de la caricature ni le réalisme descriptif ne suffisent. Le déploiement de l’action interne des perversions les plus prosaïques du pouvoir s’impose donc. Les mécanismes que Rosen développe sont des machines à embrouiller, parfaitement construites, visant à
dresser un tableau de la crise actuelle. Les oeuvres de Rosen nous aspirent dans un rêve qui est aussi un tunnel temporel de l’autre côté du miroir. Chaque film et chaque série de dessins se fondent sur une structure méticuleuse qu’il trahira ensuite. Ils peuvent être décrits comme des miroirs-vortex à deux faces; ce qu’elles reflètent, c’est la nature contradictoire du monde, à travers ce que Hegel nomme « humour objectif (2) ». Pour Hegel, l’ironie romantique se caractérise par un humour subjectif qui n’utilise un sujet qu’afin de mettre en évidence l’esprit subjectif de l’auteur. L’humour objectif est au contraire exempt des illusions de la liberté intérieure et de la supériorité. Il révèle l’ironie universelle du monde, en conduisant celui-ci à mettre en scène sa propre négation.
UNE PARANOÏA LÉGITIME Les deux albums de textes et de dessins exposés au Centre Pompidou, Vladimir’s Night (2011-2014) et The Blind Merchant (1989-1991) déploient un récit à plusieurs strates plein de violence et de perversité. Vladimir’s Night est constitué de trente-neuf planches, toutes composées d’un dessin et d’un texte. C’est l’oeuvre de l’un des personnages de Rosen, le jeune artiste Efim Poplavsky: il possède une biographie complète : né à Moscou en 1978, il se suicide à Tel Aviv en 2011. Peintre et cinéaste, il est l’auteur du Manifeste des Enterrés Vivants en 2004, de la série de peintures Astrological Paranoia (2006-2008), ainsi que d’une série de films recueillant des plaisanteries tirées de l’histoire russe, racontées par des personnalités culturelles israéliennes, kidnappées par le collectif ( The Buried Alive Videos, 2013). Dans l’article 17 du Manifeste des Enterrés Vivants, Poplavsky écrit : « Le sens n’existe pas. Tout est un chaos absurde. Mais ce chaos absurde est le lit des intentions malignes et des conspirations. La paranoïa est légitime (3). » Vladimir’s Night manifeste cette croyance en la légitimité de la paranoïa. L’album raconte l’histoire de Vladimir Poutine qui, au moment de se coucher, est rejoint par une foule d’objets animés. L’histoire commence comme un conte pour enfants, mais tourne vite à la saga cauchemardesque: Poutine est brutalisé, torturé puis trucidé par les objets et les appareils. Dans sa version livre, Vladimir’s Night comprend également un article de Rosa Chabanova, autre avatar russe ayant prêté son nom à la découverte de l’oeuvre de Poplavsky / Komar-Myshkin et de son collectif. Komar-Myshkin était persuadé qu’il était pourchassé par Poutine ; son album contient donc d’abondantes références à la kleptocratie de Poutine, à la littérature médiévale russe et à la police d’État soviétique. Si Poplavsky était une personne réelle – et il mérite amplement d’être traité comme tel – son oeuvre et celle de son collectif pourraient être comparées à celle d’autres collectifs russes contemporains. Comme l’explique le critique Gleb Napreenko: « Les artistes actuels entrent dans un dialogue burlesque avec le pouvoir. […] Les farces du [groupe artistique contemporain] Voïna (Guerre) sont construites comme le reflet de la violence brutale avec laquelle l’État pense et agit, rappelant le Goulag. […] Ces gestes contemporains d’affirmation subversive mettent en exergue l’horreur consistant à s’identifier à la logique du pouvoir. Mais, contrairement aux manifestations subversives des artistes des pays socialistes, ils n’ouvrent aucun des territoires perdus laissés vacants à l’intérieur du pouvoir par le pouvoir lui-même, pas plus qu’ils ne révèlent les strates cachées de l’inconscient. Ce qui distingue l’attitude du Sots Art et des Collective Actions envers tout ce qui était soviétique, et celle des artistes contemporains envers le poutinisme, réside dans la différence entre l’étude d’une rhétorique creuse où la vérité se dérobe, et une autre rhétorique, pleine de mensonges (4). »
ENTRE VÉRITÉ ET MENSONGES Tel est le monde hyperbolique et ambigu, entre vérité et mensonges, à l’intérieur duquel opère Poplavsky. Sur la base de l’histoire très dense de l’art dissident de l’ex l’URSS et de la Russie contemporaine, le personnage de Poplavsky permet à Rosen d’édifier des mécanismes indirects, étroitement reliés à la logique interne du poutinisme. The Blind Merchant (Le marchand aveugle) est un album plus ancien, composé du texte complet du Marchand de Venise de Shakes- peare, d’un texte de Roee Rosen en écho à la pièce, et de cent quarante-cinq dessins. Chaque double page présente un dessin et le texte de Shakespeare, accompagné de celui, parasitaire, de Rosen, qui adopte le point de vue de Shylock. Un prologue est ajouté à la pièce de Shakespeare. Avant de devenir usurier, raconte l’artiste, Shylock était marchand de verre. Durant un pogrom, il s’est fait arracher les yeux et sa femme violer et assassiner. Les dessins représentant les scènes où figure Shylock sont réalisés à l’aveugle, les yeux fermés. Cette oeuvre, qui remonte aux années 19891991, exprime de façon spectaculaire les centres d’intérêt et la sensibilité de Rosen. Bien avant des projets tels que Live and Die of Eva Braun (1997), où le spectateur joue le rôle de la maîtresse de Hitler, et plus de dix ans avant la réalisation de l’oeuvre surréaliste et pornographique de la romancière et peintre juive belge Justine Frank (2003), il y montre sa tendance à hyper-fictionnaliser des récits bien connus. On y voit surtout Rosen soumis à la contrainte du commentaire. Le rôle attribué dans son oeuvre ultérieure à un ensemble de commentatrices (Anne Kastorp, Joanna FührerHaSfary et Rosa Chabanova) est occupé ici par l’histoire d’un homme juif, de l’homme juif – Shylock. En parallèle à celui de Shakespeare, parasitaire, son récit dévore et suspend l’original. L’association de la pièce de Shakespeare, du commentaire de Rosen et des cent quarante-cinq dessins compose un ensemble polyphonique dans lequel chaque élément fait écho aux autres et s’entremêle à eux.
Traduit de l’anglais par
Laurent Perez
Le texte parasite se nourrit de la pièce centrale, et prolifère selon son propre cours. C’est le texte d’un étranger (la langue maternelle de Rosen est l’hébreu). Quand Shylock n’est pas représenté sur scène, les dessins sont surtout des aquarelles réalisées les yeux ouverts. Shylock lui-même est une tentative d’autoportrait aveugle de Rosen. Dans tous ses détours et ses diversions, le Marchand aveugle de Rosen reste fidèle au Marchand de Venise de Shakespeare dont il suit la logique de base, ainsi que la forme dont naîtra une autre forme. Les relations entre texte et image, fragment et archive, sont ici traitées avec exactitude, à une époque où la déshistoricisation du temps et de l’espace par les ordinateurs en réseau les ont totalement remises en cause. Comme je l’ai déjà mentionné, ces oeuvres de jeunesse annoncent l’oeuvre ultérieure. Le dispositif adopté pour les dessins à l’aveugle a ressurgi. La manière picturale de The Blind Merchant est très différente de la technique et de la stylistique luxuriantes de ses aquarelles et de ses toiles. The Blind Merchant démontre un talent paradoxal dans la maîtrise de la perte de contrôle. Par ailleurs, certaines vidéos procèdent d’une logique semblable : dans The Confessions, par exemple, une sorte de dessin à l’aveugle prend forme sous l’aspect de l’énonciation d’un texte par des femmes qui n’en comprennent pas le sens. Les aveux de l’artiste y sont lus à la première personne par trois travailleuses sans papiers vivant en Israël; le texte est lu en hébreu, langue qu’elles ne parlent pas, grâce à une translittération en caractères latins projetés sur un prompteur. Ventriloquie et auto-manipulation semblent ainsi le seul geste authentique possible. Je nomme « catacombes » le monde de Roee Rosen exposé ici : le visiter, c’est entrer dans l’outre-monde, errer parmi les ombres et les fantômes, et redécouvrir le monde qui est le nôtre à la surface de la terre.
(1) Ekaterina Degot, « Between Joke and Terror: Roee Rosen’s Unsettling Mimesis », in Gilad Melzer et Joshua Simon (dir.), Roee Rosen: Group Exhibition. A Retrospective, Tel Aviv Art Museum, 2016. (2) G. W. F. Hegel, Esthétique, trad. B. Timmermans et P. Zaccaria, tome I, Paris, Livre de Poche, 1997. (3) Roee Rosen, « Maxim Komar-Myshkin: The Buried Alive Manifesto », in Max Lomberg (dir.), Cargo Cult: Artists from the Ex-Soviet Bloc, Museums of Bat Yam, 2012. Repris dans Roee Rosen, Maxim Komar-Myshkin, Vladimir's Night, Berlin-New York, Sternberg Press, 2014. (4) Gleb Napreenko, « Back in the USSR? », e-flux Journal, 55, mai 2014: www.e-flux.com/journal/55/60313/back-inthe-ussr/
Joshua Simon, ex directeur des musées MoBY de Bat Yam, en Israël, a été co-commissaire de la rétrospective Roee Rosen: A Group Exhibition au Musée d’Art de Tel Aviv en 2016.