Gordon Matta-Clark la matière de la vie
Gordon Matta-Clark. The stuff of life.
Extraite du film Safety Last! (Monte là-dessus !, 1923), la scène est l’une des plus célèbres de l’histoire du cinéma. On y voit l’acteur Harold Lloyd se balancer dans le vide, accroché aux aiguilles de l’immense horloge d’un building new-yorkais. Cinquante ans plus tard, Gordon Matta-Clark se suspend à son tour aux rouages d’une horloge d’un vieil immeuble du Lower Manhattan pour s’y adonner, en toute simplicité, à une action quotidienne, commune à une bonne part de l’humanité : se brosser les dents, se raser, se doucher. Démontrant les capacités d’acrobate et le sens de l’humour de l’artiste, la séquence, dûment filmée, illustre la valeur que MattaClark attache aux rituels en tant qu’espaces de rassemblement et de partage. Cet intérêt pour le rituel est au coeur de l’une de ses premières interventions in situ dans le cadre d’une manifestation initiée en 1971 par Alanna Heiss sous le pont de Brooklyn, zone urbaine insalubre, peuplée de personnes sans domicile fixe. Le jour de l’inauguration, le 21 mai, l’artiste fait rôtir un cochon en plein air et invite la population locale déshéritée à un copieux méchoui. Cette action éphémère, documentée par un film d’une durée de vingt minutes, Pig Roast, décide le jeune homme à ouvrir avec sa compagne, Carol Goodden, un restaurant appelé Food où les artistes de SoHo, mais aussi les habitants du secteur, viendront se restaurer dans une atmosphère bohême et conviviale, où l’on retrouvera aux fourneaux, certains dimanches, des personnalités comme Robert Rauschenberg, Donald Judd ou Yvonne Rainer. MANGER ENSEMBLE Pour Matta-Clark, comme pour Daniel Spoerri avant lui (1) et pour Rirkrit Tiravanija ou Subodh Gupta plus récemment, manger ensemble était un cérémonial universel, essentiel à la vie en société. De sorte que créer les conditions permettant de partager la nourriture, d’échanger des propos et des idées avec ses voisins de table participait pleinement de son projet à la fois militant et artistique de « changer le monde ». Très tôt, il lui était apparu que ce projet ne pouvait être que collectif. L’époque était aux actions de groupe. En 1963, Warhol avait inauguré la Factory, lieu ouvert dans lequel les activités les plus ordinaires pouvaient devenir oeuvre d’art. Mais, à la fin des années 1960, beaucoup d’artistes se détournent du monde de l’art pour s’investir dans des actions plus politiques au sein de mouvements d’opposition aux institutions en place. C’est dans l’effervescence de ce moment de contestation que Matta-Clark prend part à l’aménagement et au fonctionnement d’un espace d’exposition alternatif installé dans une ancienne usine, au 112, Greene Street. L’espace où sera accueillie toute une génération d’artistes émergents (Vito Acconci, Alice Aycock, Mel Bochner, Trisha Brown, Philip Glass, notamment), et où Matta-Clark lui-même présentera ses oeuvres, servira également de cadre à la tenue de rencontres hebdomadaires, qu’il initiera, sur le thème de l’échec du programme architectural moderniste et du dérèglement des sociétés qui en résulte. De la réflexion issue de ces rencontres (auxquelles participent notamment Laurie Anderson, Tina Girouard,
Suzanne Harris et Richard Nonas), naîtra le concept d’« Anarchitecture », auquel son travail est associé. En fait, l’animateur du 112 Greene Street, diplômé d’architecture, avait peut-être déjà croisé le terme sous la plume de l’architecte et théoricien britannique Robin Evans. Toujours est-il que le mot définit parfaitement sa relation personnelle, éminemment critique à la discipline. New York, défigurée par un plan de restructuration de la ville décidé par l’État, est la preuve flagrante de la faillite de ses principes ; des quartiers entiers sont détruits et les classes moyennes fuient vers les banlieues. Matta-Clark voit de près les désastres engendrés par la politique de planification mise en oeuvre. En 1973, son propre cousin trouve la mort dans l’écroulement d’un immeuble que la démolition d’un mur porteur avait fragilisé. Ses photographies de la série des Walls ou celles qu’il dévoile dans l’exposition Anarchitecture en 1974 enregistrent les traces de cette fragilité. Dans le même temps, ses découpes d’immeubles qui le montrent aux prises avec le corps même de l’architecture, et à la faveur desquelles il répare, retouche, réorganise le paysage urbain, témoignent de sa foi dans le potentiel d’action de tout un chacun et dans l’émergence, en fin de compte, d’une autre société. DÉCONSTRUIRE LES RUINES Dans ses écrits, Matta-Clark s’étonne que la plupart des gens considèrent les bâtiments comme des « entités fixes ». Très peu, remarque-t-il, « entreprennent de modifier totalement leur espace en le déconstruisant ». Ces propos (inattendus, naïfs, provocants ?) mettent en évidence le paradoxe des interventions dont l’artiste s’est fait une spécialité : elles se présentent comme des opérations de déconstruction d’immeubles qui tombent déjà en ruine. Rendant hommage à ce travail, Dan Graham parle de « ruines déconstruites qui révélaient des strates de significations architecturales et anthropologiques habituellement dissimulées par la société (2) ». Ces opérations ont, de plus, une dimension physique. Plusieurs photographies montrent Matta-Clark en train d’enjamber le vide d’un plancher arraché ou d’avancer à pas comptés sur une poutre, tel un funambule sur un fil, sous une charpente à ciel ouvert. De nouveau, certaines scènes évoquent un numéro de voltige à la Harold Lloyd. Le développement de la performance est aussi une caractéristique de l’époque. Il conduit les artistes d’alors (Robert Smithson, par exemple, qui était un ami de notre voltigeur) à s’aventurer parfois très loin
hors de l’atelier. Et souvent très loin des regards de l’administration. Ainsi est réalisée, dans la clandestinité, Day’s End, une ouverture pratiquée dans un bâtiment situé au bord de l’Hudson, sur un quai abandonné après l’effondrement d’un tronçon de la West Side Elevated Highway sous le poids d’un camion transportant trente tonnes d’asphalte. MattaClark n’était évidemment pas autorisé à oeuvrer dans ce bâtiment éventré, sur le point d’être démoli. Le jour de l’inauguration de la découpe, la police fit irruption sur le site et celui-ci fut fermé définitivement. À Paris, ce sont les bouleversements du quartier Beaubourg qui lui inspirent Conical Intersect, créée à proximité du futur Centre Pompidou à l’occasion de la Biennale de Paris 1975. Son installation prend la forme d’un cône évidé, de quatre mètres de diamètre à la base, qui traverse deux bâtiments jumeaux datant du 17e siècle voués à disparaître, et y fait entrer la lumière. Ici, comme à New York et comme Jean-Luc Godard dans son film Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), l’artiste établit un lien entre certaines initiatives de modernisation de l’espace urbain et la dégradation des conditions de vie de la population. L’oeuvre tient d’ailleurs un peu du cinéma, le cône fonctionnant comme l’objectif d’une caméra observant le va-et-vient des passants. Là encore, le dispositif s’emploie à mettre en valeur la matière de la vie quotidienne. Mais quel dispositif imposant ! On ne taille pas aussi facilement dans la maçonnerie des murs que dans une feuille de papier de couleur ! La tâche est herculéenne. C’est pourquoi, alors que Matta-Clark, décédé à seulement trente-cinq ans, a réalisé finalement peu de découpes, son entreprise a particulièrement marqué les esprits. Iconique entre toutes est l’image de Splitting, une intervention consistant à séparer en deux une maison typique de la banlieue ouvrière du New Jersey. Tandis que l’« anarchitecte » cherche à reprendre possession de la ville en s’attaquant à ses vestiges, des bandes de jeunes graffeurs issus des classes défavorisées et souvent liés aux groupes de musique rock et punk, la couvrent de fresques, de graffiti et de tags. L’explosion de ce phénomène passionne Matta-Clark. Il est l’un des premiers à reconnaître son importance, à la fois en tant qu’instrument de contestation sociale et en tant qu’expression artistique. En France, à quelque temps de là, Jacques Villeglé s’approprie un vocabulaire de signes socio-politiques découverts dans les couloirs du métro parisien. De l’autre côté de l’Atlantique, Matta-Clark photographie cette multitude de propositions variées et colorise ses clichés à l’aquarelle. Mais la culture de ce qu’on appellera bientôt le street art n’a pas encore trouvé sa place. L’artiste en fait l’amère expérience quand, en 1973, la Washington Square Art Fair lui signifie son refus d’exposer ses photos. L’incident sera à l’origine d’une nouvelle action de rue dans le Bronx, action au cours de laquelle il livrera son camion aux artistes de graffiti du secteur avant de le mettre en vente sous la forme de pièces détachées. (1) Daniel Spoerri crée un restaurant à Düsseldorf en 1968. Joseph Beuys et Robert Filliou venaient souvent y dîner et parfois cuisiner. (2) Cf. Dan Graham, Ma position, Écrits sur mes oeuvres, Le Nouveau musée/ Institut, Villeurbanne / Les presses du réel, 1992.