Laure Mary-Couégnias
Les tableaux de Laure Mary-Couégnias exhalent un parfum de paradis perdu. Les animaux qui en peuplent les jardins résonnent en nous d’une bien étrange manière. Cet été, l’artiste expose son étonnant bestiaire de Nîmes à Anglet, en passant par La Havane.
Elle surgit brusquement parmi les hautes herbes et les fleurs qui s’inclinent avec déférence devant sa démarche souple et altière. La panthère noire montre les crocs, et dans l’intensité de son regard, on peut lire l’acte de reddition que nous serons inévitablement amenés à signer. Car il est trop tard. Bientôt, un bond la soustraira au tableau, et nous serons à sa merci. Elle est une reine belle et cruelle, qui évoque ces mots de la comtesse dans le Gamiani, ou deux nuits d’excès d’Alfred de Musset: « Luxurieuse, implacable, je donne un plaisir sans fin, je suis l’amour qui tue. » LIGNES SENTIMENTALES Il émane des peintures de Laure Mary-Couégnias une beauté surnaturelle. La lumière d’un autre monde. Des animaux s’y reposent à l’ombre d’une nature généreuse. D’étranges fruits y croissent, et parfois on distingue dans les trouées des feuillages le firmament étoilé qui perce çà et là un ciel d’encre. Flore et faune semblent à première vue vivre en harmonie. Un tigre s’abîme ainsi dans la contemplation mélancolique de sa queue, qui imite le mouvement spiralé d’une fougère. À moins que ce ne soit l’inverse. « Je crois que si nous sommes sur Terre, c’est parce que la magnificence du jardin d’Éden ne nous était pas supportable », déclare Sigismund d’Ehrenburg dans Seul ce qui brûle, roman de Christiane Singer. La beauté effraie, et pourtant, les années passant, lorsque l’on écarte toutes les mauvaises raisons de s’intéresser à l’art – et même de faire de l’art –, je ne vois pas d’autre motif recevable pour lui consacrer sa vie. Et si la magnificence du Paradis nous a aveuglés comme le soleil brûle les yeux de Régulus, c’est qu’elle contenait d’emblée les germes du venin. Il n’y a sans doute pas de beauté sans une certaine dose de toxicité, et pour s’accoutumer au poison, il faut en passer par la voie de la mithridatisation, afin de supporter la beauté du Diable. S’ils dialoguent avec les oeuvres de Séraphine de Senlis, Camille Bombois, ou même du Douanier Rousseau – en somme, tout ce qu’on a classé un peu vite sous l’appellation d’art « naïf » –, on aurait tort de tenir les tableaux de Mary-Couégnias pour tels. Ce qui se joue à l’arrière-plan, et aussi dans l’intitulé des oeuvres, est souvent très important. Dans Atropa Bella-Donna (2018), deux petits lapins jouent dans ce qui ressemble aux piscines emplies de balles colorées dans lesquelles s’ébrouent les enfants. Ils semblent parfaitement inconscients du danger qui les guette, car ils nagent dans des baies de belladone, aussi nommées cerises du diable, plante hautement toxique car générant de l’atropine, poison mortel. Ces animaux sont humains. Il faut soutenir leur regard, qui est souvent le point nodal du tableau, pour saisir la nature des tourments, névroses ou perversions qui les animent. En filigrane, ces oeuvres racontent des histoires, en partie prélevées dans des livres aimés – Lolita, le Rideau levé ou l’éducation de Laure… –, mais l’autobiographie y infuse aussi ses lignes sentimentales. Tigres, oiseaux, chats, panthères, y tiennent les rôles de prédateurs ou de victimes consentantes, mais leur position ne tient pas forcément à leur nature : il arrive parfois que l’artiste nous montre la vulnérabilité d’un félin blessé. Quoi qu’il en soit, tous sont en proie à des pulsions, dont la plus commune se résume ainsi: en dépit de notre intelligence, nous sommes obstinément attirés par ce qui pourrait nous faire mal. « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point », nous dit Pascal. Les baies, fussentelles empoisonnées, ont forcément un goût délicieux. Et l’artiste s’amuse de ces atermoiements avec une certaine ironie, qui tout à la fois met le sujet à distance et séduit dans le même temps. L’AMOUR ET L’ART « J’aime qu’on puisse plonger dans mes tableaux, s’y enfoncer, voire s’y perdre. J’aime que les gens tombent amoureux de mes peintures », nous dit l’artiste. Se perdre dans l’image, comme on se jette dans une histoire passionnelle, sans trop savoir ni pourquoi ni comment. Ici convergent l’art et le sentiment amoureux, car ils sont indissociables pour qui leur rend un culte un peu sérieux. Si la panthère peut s’échapper du tableau, alors nous pouvons à notre tour y pénétrer. D’autant que la technique adoptée par l’artiste nous y invite tout particulièrement. Chaque brin d’herbe, chaque plume, chaque écaille révèle une épaisseur, par ailleurs rehaussée, parfois, de points de laque hérités certainement de l’art médiumnique d’Augustin Lesage. Ces diverses stratégies créent autant de discrets reliefs générant des plans, des ruptures d’espace, donc une troisième dimension qui aspire le regard. Nous pouvons alors investir pleinement les tableaux, et caresser les pelages mouchetés. Frôler les ramages phalliques et les plumages soyeux. Goûter aux abricots charnus, aux châtaignes ouvertes comme des mandorles et néanmoins couronnées d’épines. Et respirer l’envoûtant parfum des fleurs incandescentes. Laure Mary-Couégnias Née en / born 1989 à / in Bonneville Vit et travaille à /lives and works in Paris and Lyon Expositions récentes / recent shows (sélection) : 2017 Centre d’art contemporain le Vog, Fontaine Rendez-vous, Biennale internationale d’art contemporain de Lyon, IAC, Villeurbanne Expositions été 2018 Rendez-vous à La Havane (Centro de Arte Contemporaneo Wifredo Lam, La Havane, Cuba, 22 juin - 15 août) la Synchronicité des éléments (Centre d’art contemporain, Nîmes, 6 juillet - 22 septembre) la Littorale, 7e biennale internationale d’art contemporain, Chambres d’amour (Anglet, Pays basque, 24 août - 4 novembre) The paintings of Laure Mary-Couégnias exhale a fragrance of paradise lost. The animals that populate their gardens resonate eerily through us. This summer, the artist is showing her animal paintings at venues from Nîmes to Anglet, via Havana. She springs up brusquely from the high grasses and flowers that bow in reverence as she approaches, lithe and haughty. The black panther bares her fangs, and in the intensity of her gaze you can foresee the surrender that you will inevitably come to face. Because it’s too late. Soon, one leap will draw her out of the picture and you’ll be at her mercy. She is a queen, beautiful and
« Laure de Berny ». 2017. Acrylique sur toile. 300 x 200 cm. (Tous les visuels /
all images : Ph. Blaise Adilon). Acrylic on canvas
cruel, who inspired these words from the countess in Alfred de Musset’s Gamiani ou
deux nuits d’excès (Gamiani, or two nights of excess) “Lascivious, insatiable, I give infinite pleasure, I am the love that kills.” An unearthly beauty emanates from the paintings of Laure Mary-Couégnias. Light from another world. Animals resting in the shade of bountiful verdure. Strange fruits grow in that place and sometimes, between the foliage, we glimpse scattered stars that pierce an inky sky. Flora and fauna at first glance seem to live in harmony. A tiger sinks into me- lancholic contemplation of its tail, which traces the spiral motion of a fern. Unless it’s the other way around. “I believe that if we’re on Earth, it is because we found the magnificence of the Garden of Eden unbearable”, declares Sigismund d’Ehrenburg in Christiane Singer’s novel “Seul ce qui brûle”. Beauty is frightening, yet, as the years go by, when we reject all the poor reasons for taking an interest in art – and even making art – I don’t see any other valid reason for devoting your life to it. And if the magnificence of Paradise blinded us, just as Regulus’ eyes were burnt by the sun, it is because it contained the seeds of poison from the outset. There is doubtless no beauty that doesn’t have a degree of toxicity, and to build resistance to the poison, you have to resort to a mithridatic approach, so as to be able to withstand the beauty of the Devil.
LINES OF EMOTION Although they weave a dialogue with the works of Séraphine de Senlis, Camille Bombois or even Douanier Rousseau – in other words, all the works that we rather hastily classified as naive art – it would be wrong to label Mary-Couégnias’ paintings as such. What is happening in the background, as well as the works’ titles, is often very important. In Atropa Bella-Donna (2018), two little rabbits are playing in what looks like swim- ming pools full of coloured balls like those that children romp in.They seem wholly unaware of the danger lurking around them, as they are swimming in deadly nightshade berries, also known as the devil’s cherries, a highly toxic plant which produces atropine, a deadly poison. These animals are human. You have to look them in the eye, which is often the focal point of the painting, to capture the kind of torments, neuroses or perversions that drive them. Implicitly, these works tell stories. Some aspects are taken from well-loved books, such as Lolita, or le Rideau levé ou
l’éducation de Laure, but autobiographical elements are infused into the mix, lines of emotion. Tigers, birds, cats, panthers play the roles of predators or willing victims, but their role is not necessarily in keeping with their nature: the artist sometimes shows us the vulnerability of an injured feline. In any case, they all fall prey to impulses, of which the most common can be summed up thus: despite our intelligence, we are persistently attracted by things that could harm us. In the words of Pascal, “The heart has its reasons of which reason knows nothing”.The berries, although poisonous, inevitably taste delicious. And the artist plays with these incongruities with a certain irony, which makes the subject distant while attracting us at the same time. The artist told us, “I love the fact that you can dive into my paintings, penetrate them, even get lost in them. I love the fact that people fall in love with my paintings”. Losing yourself in the image, like falling passionately in love, without quite knowing why or how. This is where art and love converge, because they are inseparable for anyone who takes them seriously at all. If the panther can escape from the painting, we, in turn, can plunge into it. Especially as the technique used by the artist pointedly invites us to do so. Each blade of grass, each feather, each scale bears a thickness, sometimes enhanced, sometimes with patches of varnish, a technique undoubtedly inherited from the spirit-guided medium art (“art médium
nique”) of Augustin Lesage. This wide spectrum of strategies creates subtle raised textures, forming planes and disrupting spaces, producing a third dimension which attracts the eye. Hence, we can immerse ourselves fully in the paintings, and caress the mottled furs. Brush the phallic branches and silky feathers.Taste the fleshy apricots, the chestnuts open like mandorlas yet crowned with thorns. And inhale the seductive fragrance of incandescent flowers.