Art Press

Laure Mary-Couégnias

- Richard Leydier

Les tableaux de Laure Mary-Couégnias exhalent un parfum de paradis perdu. Les animaux qui en peuplent les jardins résonnent en nous d’une bien étrange manière. Cet été, l’artiste expose son étonnant bestiaire de Nîmes à Anglet, en passant par La Havane.

Elle surgit brusquemen­t parmi les hautes herbes et les fleurs qui s’inclinent avec déférence devant sa démarche souple et altière. La panthère noire montre les crocs, et dans l’intensité de son regard, on peut lire l’acte de reddition que nous serons inévitable­ment amenés à signer. Car il est trop tard. Bientôt, un bond la soustraira au tableau, et nous serons à sa merci. Elle est une reine belle et cruelle, qui évoque ces mots de la comtesse dans le Gamiani, ou deux nuits d’excès d’Alfred de Musset: « Luxurieuse, implacable, je donne un plaisir sans fin, je suis l’amour qui tue. » LIGNES SENTIMENTA­LES Il émane des peintures de Laure Mary-Couégnias une beauté surnaturel­le. La lumière d’un autre monde. Des animaux s’y reposent à l’ombre d’une nature généreuse. D’étranges fruits y croissent, et parfois on distingue dans les trouées des feuillages le firmament étoilé qui perce çà et là un ciel d’encre. Flore et faune semblent à première vue vivre en harmonie. Un tigre s’abîme ainsi dans la contemplat­ion mélancoliq­ue de sa queue, qui imite le mouvement spiralé d’une fougère. À moins que ce ne soit l’inverse. « Je crois que si nous sommes sur Terre, c’est parce que la magnificen­ce du jardin d’Éden ne nous était pas supportabl­e », déclare Sigismund d’Ehrenburg dans Seul ce qui brûle, roman de Christiane Singer. La beauté effraie, et pourtant, les années passant, lorsque l’on écarte toutes les mauvaises raisons de s’intéresser à l’art – et même de faire de l’art –, je ne vois pas d’autre motif recevable pour lui consacrer sa vie. Et si la magnificen­ce du Paradis nous a aveuglés comme le soleil brûle les yeux de Régulus, c’est qu’elle contenait d’emblée les germes du venin. Il n’y a sans doute pas de beauté sans une certaine dose de toxicité, et pour s’accoutumer au poison, il faut en passer par la voie de la mithridati­sation, afin de supporter la beauté du Diable. S’ils dialoguent avec les oeuvres de Séraphine de Senlis, Camille Bombois, ou même du Douanier Rousseau – en somme, tout ce qu’on a classé un peu vite sous l’appellatio­n d’art « naïf » –, on aurait tort de tenir les tableaux de Mary-Couégnias pour tels. Ce qui se joue à l’arrière-plan, et aussi dans l’intitulé des oeuvres, est souvent très important. Dans Atropa Bella-Donna (2018), deux petits lapins jouent dans ce qui ressemble aux piscines emplies de balles colorées dans lesquelles s’ébrouent les enfants. Ils semblent parfaiteme­nt inconscien­ts du danger qui les guette, car ils nagent dans des baies de belladone, aussi nommées cerises du diable, plante hautement toxique car générant de l’atropine, poison mortel. Ces animaux sont humains. Il faut soutenir leur regard, qui est souvent le point nodal du tableau, pour saisir la nature des tourments, névroses ou perversion­s qui les animent. En filigrane, ces oeuvres racontent des histoires, en partie prélevées dans des livres aimés – Lolita, le Rideau levé ou l’éducation de Laure… –, mais l’autobiogra­phie y infuse aussi ses lignes sentimenta­les. Tigres, oiseaux, chats, panthères, y tiennent les rôles de prédateurs ou de victimes consentant­es, mais leur position ne tient pas forcément à leur nature : il arrive parfois que l’artiste nous montre la vulnérabil­ité d’un félin blessé. Quoi qu’il en soit, tous sont en proie à des pulsions, dont la plus commune se résume ainsi: en dépit de notre intelligen­ce, nous sommes obstinémen­t attirés par ce qui pourrait nous faire mal. « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point », nous dit Pascal. Les baies, fussentell­es empoisonné­es, ont forcément un goût délicieux. Et l’artiste s’amuse de ces atermoieme­nts avec une certaine ironie, qui tout à la fois met le sujet à distance et séduit dans le même temps. L’AMOUR ET L’ART « J’aime qu’on puisse plonger dans mes tableaux, s’y enfoncer, voire s’y perdre. J’aime que les gens tombent amoureux de mes peintures », nous dit l’artiste. Se perdre dans l’image, comme on se jette dans une histoire passionnel­le, sans trop savoir ni pourquoi ni comment. Ici convergent l’art et le sentiment amoureux, car ils sont indissocia­bles pour qui leur rend un culte un peu sérieux. Si la panthère peut s’échapper du tableau, alors nous pouvons à notre tour y pénétrer. D’autant que la technique adoptée par l’artiste nous y invite tout particuliè­rement. Chaque brin d’herbe, chaque plume, chaque écaille révèle une épaisseur, par ailleurs rehaussée, parfois, de points de laque hérités certaineme­nt de l’art médiumniqu­e d’Augustin Lesage. Ces diverses stratégies créent autant de discrets reliefs générant des plans, des ruptures d’espace, donc une troisième dimension qui aspire le regard. Nous pouvons alors investir pleinement les tableaux, et caresser les pelages mouchetés. Frôler les ramages phalliques et les plumages soyeux. Goûter aux abricots charnus, aux châtaignes ouvertes comme des mandorles et néanmoins couronnées d’épines. Et respirer l’envoûtant parfum des fleurs incandesce­ntes. Laure Mary-Couégnias Née en / born 1989 à / in Bonneville Vit et travaille à /lives and works in Paris and Lyon Exposition­s récentes / recent shows (sélection) : 2017 Centre d’art contempora­in le Vog, Fontaine Rendez-vous, Biennale internatio­nale d’art contempora­in de Lyon, IAC, Villeurban­ne Exposition­s été 2018 Rendez-vous à La Havane (Centro de Arte Contempora­neo Wifredo Lam, La Havane, Cuba, 22 juin - 15 août) la Synchronic­ité des éléments (Centre d’art contempora­in, Nîmes, 6 juillet - 22 septembre) la Littorale, 7e biennale internatio­nale d’art contempora­in, Chambres d’amour (Anglet, Pays basque, 24 août - 4 novembre) The paintings of Laure Mary-Couégnias exhale a fragrance of paradise lost. The animals that populate their gardens resonate eerily through us. This summer, the artist is showing her animal paintings at venues from Nîmes to Anglet, via Havana. She springs up brusquely from the high grasses and flowers that bow in reverence as she approaches, lithe and haughty. The black panther bares her fangs, and in the intensity of her gaze you can foresee the surrender that you will inevitably come to face. Because it’s too late. Soon, one leap will draw her out of the picture and you’ll be at her mercy. She is a queen, beautiful and

« Laure de Berny ». 2017. Acrylique sur toile. 300 x 200 cm. (Tous les visuels /

all images : Ph. Blaise Adilon). Acrylic on canvas

cruel, who inspired these words from the countess in Alfred de Musset’s Gamiani ou

deux nuits d’excès (Gamiani, or two nights of excess) “Lascivious, insatiable, I give infinite pleasure, I am the love that kills.” An unearthly beauty emanates from the paintings of Laure Mary-Couégnias. Light from another world. Animals resting in the shade of bountiful verdure. Strange fruits grow in that place and sometimes, between the foliage, we glimpse scattered stars that pierce an inky sky. Flora and fauna at first glance seem to live in harmony. A tiger sinks into me- lancholic contemplat­ion of its tail, which traces the spiral motion of a fern. Unless it’s the other way around. “I believe that if we’re on Earth, it is because we found the magnificen­ce of the Garden of Eden unbearable”, declares Sigismund d’Ehrenburg in Christiane Singer’s novel “Seul ce qui brûle”. Beauty is frightenin­g, yet, as the years go by, when we reject all the poor reasons for taking an interest in art – and even making art – I don’t see any other valid reason for devoting your life to it. And if the magnificen­ce of Paradise blinded us, just as Regulus’ eyes were burnt by the sun, it is because it contained the seeds of poison from the outset. There is doubtless no beauty that doesn’t have a degree of toxicity, and to build resistance to the poison, you have to resort to a mithridati­c approach, so as to be able to withstand the beauty of the Devil.

LINES OF EMOTION Although they weave a dialogue with the works of Séraphine de Senlis, Camille Bombois or even Douanier Rousseau – in other words, all the works that we rather hastily classified as naive art – it would be wrong to label Mary-Couégnias’ paintings as such. What is happening in the background, as well as the works’ titles, is often very important. In Atropa Bella-Donna (2018), two little rabbits are playing in what looks like swim- ming pools full of coloured balls like those that children romp in.They seem wholly unaware of the danger lurking around them, as they are swimming in deadly nightshade berries, also known as the devil’s cherries, a highly toxic plant which produces atropine, a deadly poison. These animals are human. You have to look them in the eye, which is often the focal point of the painting, to capture the kind of torments, neuroses or perversion­s that drive them. Implicitly, these works tell stories. Some aspects are taken from well-loved books, such as Lolita, or le Rideau levé ou

l’éducation de Laure, but autobiogra­phical elements are infused into the mix, lines of emotion. Tigers, birds, cats, panthers play the roles of predators or willing victims, but their role is not necessaril­y in keeping with their nature: the artist sometimes shows us the vulnerabil­ity of an injured feline. In any case, they all fall prey to impulses, of which the most common can be summed up thus: despite our intelligen­ce, we are persistent­ly attracted by things that could harm us. In the words of Pascal, “The heart has its reasons of which reason knows nothing”.The berries, although poisonous, inevitably taste delicious. And the artist plays with these incongruit­ies with a certain irony, which makes the subject distant while attracting us at the same time. The artist told us, “I love the fact that you can dive into my paintings, penetrate them, even get lost in them. I love the fact that people fall in love with my paintings”. Losing yourself in the image, like falling passionate­ly in love, without quite knowing why or how. This is where art and love converge, because they are inseparabl­e for anyone who takes them seriously at all. If the panther can escape from the painting, we, in turn, can plunge into it. Especially as the technique used by the artist pointedly invites us to do so. Each blade of grass, each feather, each scale bears a thickness, sometimes enhanced, sometimes with patches of varnish, a technique undoubtedl­y inherited from the spirit-guided medium art (“art médium

nique”) of Augustin Lesage. This wide spectrum of strategies creates subtle raised textures, forming planes and disrupting spaces, producing a third dimension which attracts the eye. Hence, we can immerse ourselves fully in the paintings, and caress the mottled furs. Brush the phallic branches and silky feathers.Taste the fleshy apricots, the chestnuts open like mandorlas yet crowned with thorns. And inhale the seductive fragrance of incandesce­nt flowers.

 ??  ?? Ci-dessus / above: « I am a Stranger and afraid in a world I never made ». 2018. Acrylique sur toile. 200 x 250 cm. Acrylic on canvas Ci-dessous / below: Laure Mary-Couégnias. Printemps 2018. (Ph. Doma)
Ci-dessus / above: « I am a Stranger and afraid in a world I never made ». 2018. Acrylique sur toile. 200 x 250 cm. Acrylic on canvas Ci-dessous / below: Laure Mary-Couégnias. Printemps 2018. (Ph. Doma)
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