Art Press

Victor Hugo trop énorme

- Fabrice Hadjadj

Victor Hugo Les Misérables Édition de Henri Scepi avec la collaborat­ion de Dominique Moncond’huy Gallimard, « La Bibliothèq­ue de la Pléiade », 1824 p., 65 euros Les Misérables, « épopée supérieure et définitive » selon Victor Hugo, acmé de son art, est réédité dans la Pléiade.

Victor Hugo est le rêve d’une mère juive. C’est en tout cas celui de la mère de Romain Gary dans la Promesse de l’aube. Lorsque son garçon lui montre ses premières mirlitonad­es, la voilà qui prophétise : «Tu seras un héros, ambassadeu­r de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! » Quel nom propre pourrait charrier avec lui plus d’énormité littéraire, plus de prédestina­tion aux funéraille­s nationales (à égalité avec Johnny désormais) ? Être Victor Hugo, c’est être champion du monde, et plus encore : Moïse – il n’y a qu’à voir la barbe – ramenant les Tables de la Poésie de la cime du Parnasse et guidant le peuple en marche hors du pays de la servitude. Hugo luimême l’entendait ainsi. À 14 ans, il a déjà écrit une tragédie en cinq actes, un Déluge en trois chants, deux Cahiers de vers français ; en marge d’un roman futur, il note brièvement son ambition : « Être Chateaubri­and ou rien. » Derrière ce « ou rien », il faut lire « ou mieux ». À 29 ans, il a déjà remporté la bataille d’Hernani et composé un Notre-Dame de Paris destiné à supplanter la cathédrale éponyme – il le suggère dans le chapitre « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice » : l’invention de Gutenberg (« plus grand événement de l’histoire ») enlève à l’architectu­re son statut d’« art total et souverain » pour l’accorder au « livre imprimé ». TRÉPIED DE DIEU L’écrivain est donc voué au colossal, le poète apparaît comme le « sacerdos magnus », « trépied de Dieu », constructe­ur d’une Babel à la langue inconfonda­ble qui se sent malgré tout à l’étroit dans son in-octavo. De là ce style hugolien aux quatre procédés majeurs. 1° Les punchlines, phrases brèves, affirmatio­ns-choc sans réserve ni hésitation, combinaiso­ns de frappes proverbial­es, aux chiasmes et parallélis­mes balancés avec autant d’efficace qu’un double jab-croisé : « L’amour est un enfant de six mille ans. L’amour a droit à une longue barbe blanche. Mathusalem est gamin près de Cupidon. Depuis soixante siècles, l’homme et la femme se tirent d’affaires en aimant. Le diable, qui est malin, s’est mis à haïr l’homme ; l’homme, qui est plus malin, s’est mis à aimer la femme. De cette façon, il s’est fait plus de bien que le diable ne lui a fait de mal. » 2° Les énoncés élémentair­es, aussi élémentair­es que les forces primitives de la nature (eau, air, terre, feu), lesquels, dans le silence ménagé par le retour à la ligne ou l’hémistiche caché, font sonner les poncifs comme des mystères : « Il semblait écouter. La nuit était venue », « Que faire ? que devenir ? », « Cet homme, c’était l’homme. Il ne le chercha pas, il le vit », manière qui, aussi étrange que cela puisse paraître, devance Marguerite Duras. 3° L’énumératio­n ou l’« effet-liste », dont le pêle-mêle permet de produire un analogue de l’univers dans sa bigarrure inclassabl­e. Hugo est en cela semblable au bateleur de l’Homme qui rit : « À lui tout seul, il faisait le murmure d’une foule, ce qui lui donnait droit au titre d’engastrimy­the. […] Il reproduisa­it toutes sortes de cris d’oiseaux, la grive, le grasset, l’alouette pépi, qu’on nomme aussi la béguinette, le merle à plastron blanc, tous voyageurs comme lui ; de façon que, par instants, il vous faisait entendre, à son gré, ou une place publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de voix bestiales. » 4° Les antithèses, évidemment, qui, d’un trait fulgurant, accouplent le grand et le petit, le oui et le non, l’abyssal et l’anecdotiqu­e, l’Éternel et l’excrément… Les sous-titres sont aussi exemplaire­s que les Rayons et les Ombres : «Tempête sous un crâne », « La boue, mais l’âme », « Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne », « L’atome fraternise avec l’ouragan »… La formule qui décrit la barricade Saint-Antoine durant la Révolution de Juillet résume à elle seule la forme et le fond de l’oeuvre : « C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï. » L’ÉPOPÉE DU 19E SIÈCLE Publié en 1862, les Misérables représente à n’en pas douter l’apothéose de cet art. Hugo l’écrit lui-même à son éditeur Lacroix : « Ma conviction est que ce livre sera un des principaux sommets, sinon le principal, de mon oeuvre. » Le germe en est semé dans « Melancholi­a », grand poème des Contemplat­ions : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? » L’idée lui en est venue à la chambre des pairs, en 1845, lors d’un débat sur le travail des mineurs. Il lui faudra près de vingt années pour venir à bout de ce qui s’annonce comme « l’épopée du 19e siècle ». En exil à Guernesey, alors qu’il a laissé un deuxième état du manuscrit dans un tiroir, il consulte sa table tournante. Hugo est si grand et si loin qu’il ne peut trouver d’égal avec qui dialoguer qu’à travers

le spiritisme: Eschyle, Dante, Racine et Robespierr­e, Louis XVI et Napoléon 1er, Mahomet et Jésus-Christ, sont ses ordinaires commensaux mystiques. Le 15 septembre 1853, c’est la Civilisati­on en personne qui paraît et lui déclare modestemen­t: « Grand homme, termine les Misérables. » Comme quoi, Victor n’est pas si orgueilleu­x : il lui suffit de se faire prier par la Civilisati­on pour se remettre au travail. Au livre septième de la deuxième partie, il explique au lecteur la sublime liturgie à laquelle l’auteur l’a généreusem­ent convié : « Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. » Ni plus ni moins. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce livre a pu devenir un musical de Broadway. Et que ses personnage­s sont moins des êtres de chair et de sang que des archétypes: Cosette, Gavroche, les Thénardier, Javert et bien sûr Jean Valjean, le « forçat intraitabl­e » qu’admire Rimbaud enfant… Hugo ne craint pas d’avouer son platonisme littéraire : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine? C’est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère. » Et, néanmoins, Fantine n’est pas qu’un fantoche. D’être démonstrat­ive ne la rend pas moins poignante. Et seul Hugo peut tenir cette synthèse entre l’universel et le particulie­r, créer, comme le note Baudelaire, « un personnage qui n’est exception que par la manière hyperboliq­ue dont il représente une généralité » – preuve encore qu’il est un géant reliant ciel et terre. Qui donc oserait lui contester son génie incomparab­le ? Flaubert a beau être « exaspéré » par les Misérables et « leur façon de flatter le populaire », il est obligé à cet aveu: « Il n’est pas permis d’en dire du mal : on a l’air d’un mouchard. La position de l’auteur est inexpugnab­le, inattaquab­le. » Mais le colosse a toujours les pieds d’argile ; les titans doivent le céder aux jeunes dieux ; et quand le père est trop considérab­le pour être tué par ses enfants, il n’y a plus qu’à en faire un splendide monument de rond-point, et le contourner. Flaubert introduit ainsi dans le roman une nuance et une subtilité ignorées de Hugo. Lautréamon­t pousse à bout son goût des « sensations extrêmes » au point de renverser son romantisme et son humanisme avec. Baudelaire, enfin, qui dans les journaux fait l’éloge des Misérables mais dans sa correspond­ance juge le livre « immonde et inepte », rappelle que Satan ne se peut être sauvé et qu’il y a une misère irréductib­le, qui n’est pas rachetée par le Progrès, mais qui se creuse dans une supplicati­on sans réponse – car la mère juive finit par être « Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas qu’on la console ». FORCE ALTÉRÉE La force poétique de Hugo n’a pas eu pour seule faiblesse de s’être voulue trop puissante. Elle fut altérée par le succès public et le malheur privé: devenu parlementa­ire, le romantique se confronte à une responsabi­lité qui le rend moins tragique et plus socialiste ; ayant perdu sa fille Léopoldine, il croit pouvoir se consoler par le panthéisme et la métempsych­ose. Ces mouvements se conjuguent pour aboutir à ce que Barbey d’Aurevilly appelle « cette morale évangélico-niaise qui réussit toujours à faire le bonheur des bourgeois » et dont le postulat principal est que « l’amour abolit en un clin d’oeil les habitudes perverses de la vie et l’esclavage du vice dans nos coeurs ». Sous ce rapport, les Misérables constituen­t sans doute le plus grand chefd’oeuvre. Mais j’ai honte. Je le sais : j’ai l’air d’un mouchard. Et je dois confesser, repentant, que lorsque mon écriture a besoin de retrouver du punch, c’est toujours soit à Céline soit à Hugo que je reviens.

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Victor Hugo (Ph. Étienne Carjat).

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