Du superflat à la tectonique des plaques
From Superflat to plaque tectonics
La décennie 2011-2020 est cruciale pour le positionnement du Japon dans le monde, et par suite pour sa production artistique. Débutée dans la stupéfaction provoquée par la triple catastrophe du 11 mars 2011– tremblement de terre, tsunami, accident nucléaire –, cette décennie s’est prolongée sous le signe de la reconstruction qui doit trouver son achèvement en 2020 avec les Jeux olympiques de Tokyo(1). Outre la volonté de redressement qu’elle insuffle à marche forcée dans la population (l’effort de tous est mis à contribution, notamment des artistes qui, de manière moins clivée que lors des précédents Jeux olympiques en 1964, se trouvent engagés dans les initiatives gouvernementales et municipales), cette décennie présente des caractéristiques singulières, remarquables à plus d’un titre. Premièrement, elle fait coïncider deux manières hétérogènes de périodiser l’histoire. Le philosophe contemporain Kōjin Karatani a souligné, dans l’essai Histoire et Répétition (2), les écarts entre le calendrier occidental, numérique, et l’habitude japonaise de périodiser selon les ères impériales. De ce hiatus naissent, selon Karatani, entre l’histoire occidentale et l’histoire japonaise, des phénomènes d’écho qui suivent des progressions en parallaxes. Mais la décennie 2011-2020 semble, en un phénomène d’éclipse, faire coïncider les deux calendriers : puisqu’elle s’ouvre sur un événement propre à l’histoire géologique et dramatique du Japon (11 mars 2011) et se clôt sur deux événements de son histoire sociale et humaine (l’avènement du nouvel empereur en 2019, à la suite de la démission de l’empereur actuel, et les Jeux olympiques en 2020), tout en correspondant aux dix années du ca-
lendrier numérique occidental. Cette coïncidence est signifiante et place le Japon au croisement de son histoire et de celle du monde. Deuxièmement, cette décennie se trouve particulièrement exposée, dans les deux sens du mot : exposée à un risque, à un danger (à la radioactivité, depuis l’accident de Fukushima, mais également à une forte dépopulation), et exposée dans les médias, visible et manifeste à de multiples occasions (la coupe du monde de rugby en 2019, les Jeux olympiques en 2020), mais très spécifiquement aussi dans le champ de l’art, sur le territoire japonais, avec notamment la « bulle » des festivals d’art contemporain, et dans le monde. Pour prendre l’exemple français, il suffit de citer Japanorama et Japan-ness, au Centre Pompidou-Metz, Japonismes 2018, Asia Now, avec le Japon comme invité d’honneur pendant la Fiac, la Palme d’or du Festival de Cannes attribuée au réalisateur Hirokazu Kore-eda en 2018, pour voir à quel point l’art japonais est désormais visible. Y a-t-il une corrélation entre la faiblesse, la vulnérabilité que suppose l’exposition, et le désir de visibilité sur la scène internationale, entre ces deux sens d’exposition ? Ce serait à creuser. On peut toutefois évoquer l’analyse du théoricien et critique d’art Noi Sawaragi qui, dans l’ouvrage de synthèse The Nuclear Culture Source Book (3), souligne un parallèle délicat entre exposure et exhibition ; la décennie 2011-2020 serait donc une décennie exposée au sens radioactif et artistique du terme. Troisièmement, un parallèle – délicat lui aussi– peut s’établir entre la décennie 2011-2020 au Japon, et celle qui, en France, débute avec les attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 ou du Bataclan le 13 novembre 2015 pour se clore en 2024 avec les Jeux olympiques de Paris. En ce sens, la décennie japonaise devient pour nous un laboratoire de propositions et de suggestions possibles. DU CHOC DES SURFACES Longtemps lue à travers le prisme du Superflat dont Takashi Murakami a proposé un manifeste en 2000 et un développement théorique dans ses catalogues d’exposition Superflat (2000) et Little Boy (2005), comment la création artistique s’est-elle repositionnée au lendemain du 11 mars 2011 et à l’horizon de 2020? C’est tout d’abord au sein même du mouvement Superflat que l’on peut observer des modifications et des changements de style. Il n’est absolument pas surprenant que Murakami intègre la catastrophe à sa démarche, et si elle en modifie profondément les couleurs (on passe des frais jeunes gens à la sexualité agressive aux 500 arhats [4] en guenilles), elle révèle également la cohérence profonde du superflat comme théorie. Loin d’être uniquement un pop art à la japonaise, le superflat revendique un retour à la surface conformément à la tradition japonaise (longue absence de la perspective dans les représentations) et comme exorcisme du traumatisme de la guerre au travers d’images sans profondeur. Dès lors, mêlant justifications nationales et justifications historiques, le traumatisme de l’atome post-2011 y trouve son expression, et les artistes dans cette mouvance peuvent poursuivre sans trop d’ajustements leur démarche antérieure (les petites filles aux expressions cruelles de Yoshitomo Nara continuent d’incarner l’ambiguïté du monde). Mais on trouve également toute une série de propositions qui tendraient à dépasser ou à déplacer le superflat. C’est l’émergence de ces nouvelles tendances, beaucoup plus souterraines et moins médiatisées, que la décennie 2011-2020 a permis d’observer. La surface elle-même, investie par le superflat et considérée par Murakami comme l’étendard d’un art japonais qui va de l’estampe aux écrans d’ordinateurs, se trouve elle-même dépassée, métamorphosée. À commencer par le visage de Murakami qui s’ouvre sur luimême (exposition à la galerie Perrotin en 2016), dupliquant la surface en un geste de répétition sans création de profondeur, puisque
la surface s’ouvre sur une surface, le masque sur un autre masque, le signe sur un autre signe – pour le dire comme Roland Barthes commentant la statue de Baozhi, que parodie précisément ici Murakami. Aussi la surface est-elle doublée, et gagne en ambiguïté et en flottement. Dans ses dernières peintures, Tsuyoshi Ozawa a reproduit les peintures de guerre intitulées Paratroops Decending on Palembang de Gorō Tsuruta. Il y a cependant ajouté des effets de symétrie et de réflection en miroir, taches de Rorschach qui invitent à une introspection nouant les temps actuels avec les temps de guerre (5), répétition du même qui fait bégayer l’Histoire. C’est que la surface a perdu de son évidence et ses lignes claires se trouvent désormais brouillées. Elle est devenue réfléchissante comme dans ce miroir noir, Oil Pool de Noriyuki Haraguchi, présenté dans l’exposition Fukami, une plongée dans l’esthétique japonaise (6). Le noir profond et luisant du matériau devient surface réfléchissante, miroir. Ce sont également des miroirs qui sont investis par Yukinori Yanagi dans ses récentes installations pour rappeler les différentes explosions atomiques dans l’histoire, le miroir là aussi jouant de sa surface pour nous inclure dans un cercle de réflexivité et de responsabilité. C’est sur la surface de l’oeil géant d’un godzilla sans âge que les explosions atomiques sont projetées. L’écran de la pupille devenant miroir de l’âme ou conscience de l’Histoire. Plus spécifiquement, dans la tradition japonaise, le miroir appelle le fantôme, et ces êtres sans corps, ces surfaces flottantes qui sont éveillées notamment dans les temps de catastrophe. C’est comme un fantôme que voletait, au-dessus de la baie vitrée surplombant la ville de Tokyo, au 42e étage de la Mori Tower, le voile transparent, Liminal Air de Shinji Ohmaki, dans la version japonaise de l’exposition Formes simples (7). Filtre réflexif, la surface devient aussi, à l’horizon de la reconstruction avec les Jeux olympiques de 2020, un filtre édulcorant et adoucissant, comme tous les filtres que propose Haruka Kojin, qui, par leur élégance travaillée, ont aussi une visée d’embellissement. De même que l’arc-en-ciel, phénomène sans support, a vu récemment déployer sa symbolique réconciliatrice (8). La surface, c’est aussi celle du sol, celle par laquelle on a construit notre confiance et notre foi dans la stabilité des choses. Mais les expériences de tremblement de terre ont prouvé aux Japonais que cette surface était mouvante et tremblante. Il faut en revenir à la conception du monde flottant de la période Edo. Ainsi, dans Foam, Kohei Nawa représente ce monde flottant et après l’avoir exposé à la Triennale d’Aichi de 2013 – encore toute pénétrée des événements de 2011 –, il en a présenté une nouvelle version à l’exposition Fukami. Parallèlement, Tsuyoshi Ozawa a exposé des moulages des chefs-d’oeuvre de l’histoire de la sculpture sur un sol flottant fait d’un marasme de coton un peu sale. Ainsi engloutie par la vague, chaque sculpture devient un vain effort, un peu dérisoire d’émerger d’une temporalité frappée de manière répétitive par des cataclysmes. La dernière exposition personnelle de Makoto Aida, Ground no Plan, présente également un projet de ville complètement effondrée, où les obélisques oscillent en un mouvement rotatif obscène. La surface est devenue friable et branlante. À l’école d’Aida, le collectif d’artistes activistes Chim Pom organise de grands événements autour de la destruction de bâtiments à Shinjuku, ou perce une rue souterraine dans le quartier underground de Koenji. Très impliqué dans la dénonciation de l’accident de la centrale de Fukushima, à rebours des initiatives gouvernementales autour de la reconstruction, Chim Pom fait oeuvre de déconstruction. Ils percent à même la surface du sol pour révéler, derrière une vitrine, les différentes strates de déchets qui constituent le soubassement de la société. Pour Noi Sawaragi, ce retour à une vision du monde flottant et tremblant est l’effet immédiat de l’expérience des tremblements de terre – celui de Kobe en 1995 et plus encore celui du Tōhoku en 2011. Contrairement à l’épreuve du tremblement de terre de Lisbonne, chaque nouveau tremblement de terre au Japon n’est pas vécu comme une rupture radicale, de pensée et de paradigme, mais bien plutôt comme une piqûre de rappel de la nature essentiellement instable du rapport au monde japonais. En tant que critique d’art, l’expérience du 11 mars a été essentielle pour Noi Sawaragi. Auparavant théoricien de la subculture japonaise dans ses liens avec le traumatisme de la guerre (après son ouvrage de référence Japan/Contemporary/Art, en 1998, on retrouve souvent ses écrits dans les catalogues de Murakami), il a renoncé à ses anciens intérêts pour proposer dans son dernier ouvrage, Shinbijutsu (9), une relecture de l’histoire de l’art japonais à l’aune des tremblements de terre – le développement de la peinture à l’huile au Japon, par exemple, devenant l’expression du glissement et du caractère fuyant du monde. Et pourtant, on l’a vu, il n’y a pas d’antagonisme entre la surface et le tremblement : l’entrechoquement des surfaces construit une nouvelle esthétique. À l’esthétique superflat de la surface se substitue une esthétique de la tectonique des plaques. Chez le jeune artiste Kenta Kawagoe se fait précisément sentir cette envie de dépassement de la surface : prenant pour médium le papier plat et glacé de la photographie, il le tord, l’ondule et le froisse pour le soustraire à sa bidimensionnalité originelle, à son imperméabilité ; lui donnant la forme de cette surface flottante qu’est le rideau, il tente de faire sentir l’air du dehors qui gonfle derrière elle ; multipliant les couches de papier photographique, il joue du frottement des plaques et des strates (10). Shinji Ohmaki intitule quant à lui l’une de ses dernières séries de sculpture Techtonics. La transparence du verre et la compacité du bloc volumique permettent de ressaisir les différentes strates géologiques et les traces de la mémoire et du temps. Les blocs de verre sont
à la fois des boules de cristal, où se voient en transparence les événements passés et futurs, et, selon la méthode du carottage du géologue, une stratification du temps historique. C’est l’empreinte digitale d’un paysage, sa manière spécifique de faire vibrer le monde. Et Mircea Cantor, à qui la Fondation Hermès du Japon a commandé une oeuvre réalisée sur place à Tokyo, s’est de lui-même inscrit dans cette esthétique de la tectonique, faisant défiler des figurants dans les lieux hautement symboliques de Tokyo en brandissant, en signe de contestation silencieuse, de grandes plaques de verre transparentes. Quant à la curatrice japonaise Mami Kataoka, c’est autour de la thématique Superposition qu’elle a organisé la Biennale de Sydney 2018 (11). Il y a une force de la surface. La surface oppose, la surface renvoie. Sans creuser une profondeur abstraite, elle défait le réel, le fait trembler, bégayer, s’effondrer. Et pour parodier le slogan Sous les pavés la plage, la contestation du monde de l’art se fait entendre au Japon sous un autre mot d’ordre : Sous le superflat la tectonique des plaques. Ce mouvement de dépassement du caractère trop exposé du superflat se rejoue d’ailleurs dans les modes de productions artistiques. À côté de la surreprésentativité de Murakami et des artistes qui l’entourent au sein de la galerie Kaikai KiKi à Tokyo, une multiplication de festivals d’art (12), vient, dans le sillon des dynamiques insufflées par le gouvernement, revitaliser les territoires souffrant de dépopulation, et offre par là même un nouveau laboratoire d’expérimentation aux artistes, tandis que de manière plus souterraine, des mouvements de jeunes artistes très vivaces ne projettent plus leurs oeuvres dans les galeries ou les expositions, mais utilisent les réseaux sociaux et le crowdfunding pour rester indépendants et inventer des modes de création alternatifs. Cette nouvelle génération est à surveiller donc, car du choc des plaques naissent souvent des étincelles, des électrons libres. Je remercie la Japan Foundation pour son soutien, Reiko Setsuda et Yura Tomoshige, pour leurs vues particulièrement éclairantes et leur travail remarquable d’interprètes, ainsi que Noi Sawaragi pour avoir partagé avec moi son vaste champ de réflexions. (1) Qualifiés précisément de Jeux olympiques de la « reconstruction » et notamment du Tōhoku frappé par le tsunami pendant la période de candidature devant le comité international olympique, ces jeux se révèlent, au fil du temps, exclusivement au bénéfice de la ville de Tokyo. (2) History and Repetition, Columbia University Press, 2011. (3) Black Dog Publishing, Londres, 2016. (4) Peinture de Takashi Murakami (100 mètres de long) représentant 500 arhats, moines bouddhistes parvenus au dernier échelon de la sagesse, particulièrement monstrueux et difformes. (5) La guerre est également au coeur de la production de Meiro Koizumi, qui a été résident à Kadist Paris en 2014 et au MAC -VAL en 2018. (6) Du 14 juillet au 18 août 2018, à l’Hôtel Salomon de Rothschild. Commissaire : Yuko Hasegawa. (7) Exposition au Centre Pompidou-Metz, du 13 juin 2014 au 5 janvier 2015. (8) La Triennale d’Aichi 2016, dont la thématique était la
Rainbow Caravan, présentait des oeuvres de Hidehiko Tajima et de l’artiste vietnamien UuDam Tran Nguyen. (9) Bijutsu signifie beaux-arts ; shin signifie soit nouveau, soit tremblement de terre selon le caractère utilisé. (10) De manière semblable, les photographes Yuki Tawada, Ayano Sudo, Sohei Nishino et Kunihiko Katsumata, présentés lors de l’exposition New Planet Photo City au 21_21 Design Sight inventaient tous un procédé de superposition de strates pour rendre compte de l’urbanisme propre à Tokyo. (11) Voir artpress n° 454, avril 2018. (12) Cf. Clélia Zernik, « L’art japonais après Fukushima, au prisme des Festivals », Critique d’art, n°48, hiver 2017. Clélia Zernik, agrégée en philosophie et docteure en philosophie de l’art, enseigne à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris depuis 2011.