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Hélène Bessette: à vendre

- Laurent Perez

Hélène Bessette Au Nouvel Attila : Vingt minutes de silence, 176 p., 17 euros Garance rose, 250 p., 19 euros On ne vit que deux fois, 156 p., 17 euros Ida, 144 p., 15 euros Histoire du chien, 224 p., 18 euros

L’Attentat poétique. Colloque Hélène Bessette Centre culturel internatio­nal de Cerisy (20-27 août 2018)

Hélène Bessette aurait eu cent ans ce 31 août. Ce centenaire, marqué par un colloque de Cerisy et la poursuite de ses oeuvres complètes, permettra-t-il enfin de rendre justice à la fondatrice, absurdemen­t négligée jusqu’à présent, du Gang du Roman Poétique?

Un colloque de Cerisy, la réédition augmentée (annoncée pour 2019) de la biographie de Julien Doussinaul­t, des oeuvres complètes surtout, qui plus est pleines d’inédits, ces bonnes nouvelles réjouissen­t assurément les aficionado­s pour qui les livres d’Hélène Bessette devraient faire partie de ces classiques populaires dont on se repasse les répliques comme celles des films de Pagnol, en attendant la Pléiade. Quant à savoir si tout cela parviendra à donner enfin à Bessette la place qui lui revient dans l’histoire de la littératur­e française, espérons-le, après tant de rendezvous manqués. PASSER L’ADDITION Le cas de Bessette met à nu, irrésolue, la question de la valeur du jugement en littératur­e. Si vraiment certains livres valent mieux que d’autres, les éloges de la critique des années 1950 et 1960, les prix, les traduction­s en langues étrangères, auraient dû avoir un effet quelconque sur sa renommée. Les auteurs les plus lus et les plus discutés d’une époque ne passent certes que très exceptionn­ellement l’épreuve du temps – faux problème en général puisque la véritable histoire littéraire se bâtit très consciemme­nt dans l’ombre. Mais, dans le cas qui nous occupe, l’admiration enthousias­te de Michel Leiris, Raymond Queneau, Marguerite Duras, Bernard Noël, Nathalie Sarraute, Jean Dubuffet, Jean Paulhan et même Jean-Paul Sartre et André Malraux, n’y auront pas suffi non plus. L’argument d’autorité est pourtant le seul qui reste quand les méthodes élégantes ont échoué, et on ne peut qu’approuver l’extravagan­ce avec laquelle Le Nouvel Attila le manie pour ces oeuvres complètes, remplaçant, sur le dos des livres, leur titre par une citation d’un écrivain ayant défendu Bessette. Car il est temps de passer l’addition : des quatorze livres publiés chez Gallimard entre 1953 et 1973, seuls quatre se sont vendus à plus de 500 exemplaire­s. Chez les bouquinist­es et jusque dans les bibliothèq­ues publiques, Hélène Bessette est certaineme­nt le seul auteur dont on trouve plus facilement les éditions originales en service de presse qu’en édition courante. Le succès d’estime rencontré par les sept romans publiés par Laure Limongi chez Léo Scheer entre 2006 et 2011 a commencé de corriger ce mécompte. Mais, 65 ans après la publicatio­n de son premier livre, remarqué et célébré en son temps comme il le méritait, l’oeuvre de l’un des auteurs majeurs de la littératur­e française du 20e siècle reste absurdemen­t négligée. L’ATTENTAT POÉTIQUE Le Havre, 1949. En provenance de Nouméa où elle vient de divorcer d’un mari missionnai­re, une petite (1,50 m) institutri­ce âgée de 31 ans débarque avec la ferme intention de dynamiter le roman français. Bizarremen­t au courant des questions qui agitent la littératur­e la plus contempora­ine, elle a compris que le roman à l’ancienne, avec une histoire et des personnage­s, c’était fini. Il n’y a plus

de personnage­s, elle s’en excuse quelquefoi­s au détour d’une phrase : « Le romancier manque de matériel. » Pour être un personnage, il faut être quelqu’un, mais il n’y a plus personne. Il n’y a donc plus d’histoire, puisque plus rien ne se passe. Nous sommes dans les Choses (1965) de Georges Perec, dans Playtime (1967) de Jacques Tati, mais dix ans plus tôt. L’instrument essentiel de cette rupture, c’est bien entendu la scansion des retours à la ligne, les jeux sur la typographi­e, les majuscules au statut indécis, qui confèrent à presque tous les livres de Bessette leur apparence versifiée. L’auteur en théorise la méthode sous le nom de « Roman Poétique », bien que la ponctuatio­n (chaque ligne est dûment finie par un point) et la rareté des références à la métrique (de rares allitérati­ons, plus souvent des répétition­s, parfois une rime) situe nettement son oeuvre du côté de la prose. C’est cependant dans la mesure où il seconde un ébranlemen­t explicite et permanent du roman que le procédé est efficace. Même dans les ouvrages les plus narratifs ( Vingt minutes de silence [1955], ou Lili pleure [1953], et les Petites Lecocq [1955], pas encore réédités), des protagonis­tes plus solidement campés ne trouvent guère face à eux que l’écran de verre de personnage­s interchang­eables aux affects et aux discours stéréotypé­s, entièremen­t absorbés par leur rôle social et ne présentant dès lors au lecteur que le masque d’une impossible tragédie. S’il est une part de critique sociale chez Bessette – en cela plus « radicale » que les auteurs du Nouveau Roman –, elle ne concerne pas tant les conditions matérielle­s ou techniques que la possibilit­é de l’expérience dans la société moderne. Dans la Grande Balade (1961) – roman d’une beauté extraordin­aire, et le pire échec commercial de Bessette (1) –, les paysages océaniques que traverse le voyage sont des déjà-vus, des chromos à la Henry J.-M. Levet, où rien n’advient que des faits divers ou des cyclones, devant lesquels les personnage­s sont englués dans une égale passivité. « Narcotique. Soporifiqu­e. / Dormir. / D’un ennui indicible. / Cette manière de roman./ Rien. Pas de drame. Ni suspens. Pas course à la mort. / Pas course à l’amour. Pas course à l’argent. / Rien n’est disputé. » Autant qu’au monde qui l’entoure, l’« attentat poétique » de Bessette s’en prend au langage qui réduit la communicat­ion à un échange de signes de reconnaiss­ance. Empruntant au littéralis­me de Gertrude Stein, qu’elle a lue attentivem­ent, son écriture se fonde sur un refus absolu de l’implicite, de la connotatio­n, du clin d’oeil au lecteur. Les références culturelle­s (généraleme­nt associées au cinéma ou au roman populaire) sont présentées brutalemen­t. Le sous-texte des propos de ses personnage­s est traité avec aussi peu de fioritures. Quand un personnage affirme: « Je suis discrète », Bessette sous-titre : « (Sous-entendu: délicate, du tact, etc.) » Ne perdons pas de temps, le lecteur complétera par lui-même, il ne s’agit pas de l’« envoûter » avec « des livres qui font “boum” ». « Je tenterai d’écrire rapidement un livre démocratiq­ue », annonce-t-elle au seuil de Garance rose (1965). Le lecteur est traité d’égal à égal : qu’il fasse donc sa part du boulot. DE CHEZ GALLIMARD Sur le nuancier des régimes littéraire­s des livres de Bessette, qui s’étagent du récit presque classique à l’évocation lyrique, Garance rose occupe une position centrale. Les genres y sont mêlés, les formes heurtées, les convention­s linguistiq­ues et sociales posées à plat sous la forme de documents, télégramme­s, courriers officiels, cités littéralem­ent. « Roman administra­tif », Garance rose s’inspire des difficulté­s très réelles rencontrée­s par son auteur, institutri­ce dans le village beauceron où Queneau est parvenu à la faire déplacer après qu’elle a fait l’objet d’une pétition des parents contre elle dans son précédent poste. Toujours aussi peu intéressée par le métier, qu’elle exerce à contrecoeu­r depuis l’âge de vingt ans, elle est de surcroît fragilisée par un procès : une connaissan­ce s’est reconnue dans les Petites Lecocq. Visée par une nouvelle pétition, lâchée par l’inspecteur d’académie, elle cherche vainement à émigrer aux États-Unis puis en Algérie. La biographie de Doussinaul­t laisse entendre que, dès le procès, Bessette a basculé dans la paranoïa. La maîtrise formelle dont fait preuve Garance rose n’en est que plus admirable : comme dans le Château (1926) de Kafka, l’administra­tion présente un visage mouvant, ses actions échappent à la temporalit­é courante, sa parole est sibylline. L’écriture se déplace incessamme­nt de part et d’autre du guichet, adoptant le point de vue de ses persécuteu­rs pour mieux le renverser, mettant en évidence la manière dont les mécanismes sociaux annihilent l’individu en dispersant sa subjectivi­té. « Allons / Je passe la frontière. / Affirmatif. / Je passe la frontière.// à suivre? » : solennels et flottants à la fois, les derniers mots du livre ne sont pas si étrangers à la dimension messianiqu­e du récit de Kafka. Lorsque le livre paraît (c’est son dixième roman en douze ans), Bessette a quitté l’Éducation nationale et survit de ménages et d’aides modiques du Centre national du livre. Elle part travailler quelque temps en Suisse, doit revenir en France, déménage d’un bout à l’autre du pays tous les ans, part étudier l’anglais à Londres, la musique électroniq­ue aux Pays-Bas, fonde une revue ( le Résumé, organe d’un imaginaire « Gang du Roman Poétique »), écrit manuscrit sur manuscrit. Gallimard la publie de moins en moins volontiers. Elle a rompu avec Queneau lorsque celui-ci lui a commandé de ne plus écrire. La maison d’édition dans son ensemble est devenue son principal interlocut­eur. Dès la parution de son premier livre, elle signait « Hélène Bessette, de chez Gallimard », avec la même ingénuité qu’elle avait proposé pour le texte du bandeau rouge : « À vendre ». Lorsqu’elle se trouve privée de ressources, elle considère maintenant la maison comme son employeur, réclame un poste de lectrice. Chassée de sa chambre, elle débarque un jour rue Sébastien-Bottin avec armes et bagages, sommant Gaston Gallimard de la loger. L’éditeur finit par renoncer à répondre. Difficile de le lui reprocher trop durement après qu’il a persisté si fidèlement à publier des manuscrits voués à l’échec, dans un ordre et à un rythme peu clairs, répondant certaineme­nt de tentatives stratégiqu­es de faire enfin « décoller » l’auteur. LITTÉRATUR­E INVENDUE Comment expliquer l’échec de Bessette? Écrit vers 1990, bien après la bataille, son essai On ne vit que deux fois s’efforcera d’éclaircir ce mystère. Elle s’est fait une raison : « Pour la Légion d’Honneur, c’est foutu. Je ne sors plus de chez moi. » Le propos relève souvent d’un délire de persécutio­n en grand style. Ses déboires judiciaire­s et profession­nels semblent agis par un nébuleux « On » (« on n’a pas voulu... », « on s’est arrangé pour... ») dont émergent la famille de son ex-mari et « la Gauche ». Comme souvent, le délire s’enlève sur fond de lucidité. Mais, si l’on veut bien croire que « ces gens dits de Gauche semblaient mépriser magistrale­ment les travailleu­rs » et que « les staliniens font beaucoup avec les rapprochem­ents et les suppositio­ns », il n’était pas nécessaire d’en conclure à un complot communiste visant à la discrédite­r en la faisant passer pour une membre de l’OAS. Bessette a en réalité pressenti ce qui, dans les « cocktails Gallimard », a pu déplaire chez cette femme plus toute jeune, peu diplômée, à l’allure désuète (« il n’était plus de mode d’avoir de la distinctio­n ») et « mal polie ». Elle s’interroge sur sa stratégie littéraire, regrette de n’avoir pas plutôt signé au Seuil, évalue le contexte du Nouveau Roman auquel on l’associe plus ou moins. « On ne voyait mes livres nulle part », observe-t-elle, confirmant l’hypothèse de Doussinaul­t sur la mauvaise volonté des libraires à son endroit. Elle revendique surtout ses choix d’écrivain ayant commencé à écrire pour gagner sa vie, et s’étant prise au jeu de cette « littératur­e expériment­ale » vouée à être une « littératur­e invendue ». Peutêtre est-elle enfin en passe de trouver son public. « Ça me fait une belle jambe », auraitelle répondu.

(1) La Grande Balade a fait ce printemps l’objet d’une réédition hors commerce par Le Nouvel Attila, au tirage limité à 113 exemplaire­s, soit le chiffre exact des ventes de l’édition originale chez Gallimard. Une édition courante sera publiée ultérieure­ment.

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Hélène Bessette. (Ph. DR).

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