Pendant des siècles, l’Occident a assuré sa prospérité par l’exploitation d’une bonne partie du reste du monde. Un ouvrage monumental récemment paru, Sexe, race et colonies (1), donne à voir dans tous leurs aspects les représentations sexuelles liées à cette domination occidentale, avant comme après la colonisation. Car d’emblée, le sexe sature la découverte des autres populations par leurs envahisseurs européens, tiraillés entre l’attirance du corps étranger et la phobie du métissage. Comme le fait remarquer Achille Mbembe dans sa préface, la colonisation offre un point de vue privilégié sur la pulsion sexuelle, non seulement parce que les instances de répression y sont suspendues, mais aussi parce que la rencontre des corps s’y rejoue de façon presque originaire. Instrument de la sexualisation des corps indigènes et témoin de leur libre usage par le colonisateur, matériau d’un imaginaire exotico-érotique omniprésent dans la culture populaire occidentale, la photographie occupe évidemment une place centrale dans cette histoire. La documentation réunie par les auteurs est impressionnante, virées entre hommes à Bousbir, publicités de mode, pornographie, tourisme sexuel, l’art contemporain s’efforçant pour finir de remettre en cause des représentations persistantes. Un ensemble d’images particulièrement pénibles (choisies, selon le co-directeur de l’ouvrage Pascal Blanchard, parmi 5 à 7 000 du même genre) met en scène des colons ou des soldats arborant tout sourire des jeunes femmes nues comme des trophées, les mains sur leurs seins ou sur leurs sexes. Comme il était prévisible, une pétition a rapidement protesté, au nom du respect dû aux victimes, contre la publication de ces images et leur reproduction dans la presse (2). Passons sur la tentation puérile de la censure, devenue une sorte de réflexe. Les questions soulevées par ce manifeste sont en effet emblématiques d’interrogations fondamentales quant à notre rapport à la photographie, en particulier celle du corps. Bien sûr qu’il faut montrer ces images ; non, la matérialité de l’image, sa force d’interpellation, ne peuvent pas être réduites à leur équivalent verbal. Lire la description d’images de violence, ou d’images sexuelles, est une expérience différente de celle de les regarder et d’affronter le trouble que suscite toujours la représentation du corps. C’est dire aussi que l’image est, comme disait Jean-Luc Godard, « juste une image », que la représentation du réel n’est pas le réel, quand bien même l’actuelle production surabondante d’images tendrait à le faire oublier. L’exhibition du corps nu peut être une violence, résulter d’une violence, témoigner d’une violence systématique ; la considérer comme une souillure de la personne photographiée, cela revient à faire sien le regard du colon. C’est précisément l’absence de jugement qui rend si précieuses les images de Mao Ishikawa sur les prostituées d’Okinawa et leurs clients G. I. afro-américains ; et celles de Denis Darzacq mettant en scène des handicapés doivent toute leur justesse à la capacité de la photographie de mettre le réel à distance. Les oeuvres d’Ishikawa et de Darzacq sont présentées dans le dossier que nous consacrons à Paris Photo. Toutes deux sont puissamment politiques – car dégagées de tout jugement moral.