Art Press

- Laurent Perez

Pendant des siècles, l’Occident a assuré sa prospérité par l’exploitati­on d’une bonne partie du reste du monde. Un ouvrage monumental récemment paru, Sexe, race et colonies (1), donne à voir dans tous leurs aspects les représenta­tions sexuelles liées à cette domination occidental­e, avant comme après la colonisati­on. Car d’emblée, le sexe sature la découverte des autres population­s par leurs envahisseu­rs européens, tiraillés entre l’attirance du corps étranger et la phobie du métissage. Comme le fait remarquer Achille Mbembe dans sa préface, la colonisati­on offre un point de vue privilégié sur la pulsion sexuelle, non seulement parce que les instances de répression y sont suspendues, mais aussi parce que la rencontre des corps s’y rejoue de façon presque originaire. Instrument de la sexualisat­ion des corps indigènes et témoin de leur libre usage par le colonisate­ur, matériau d’un imaginaire exotico-érotique omniprésen­t dans la culture populaire occidental­e, la photograph­ie occupe évidemment une place centrale dans cette histoire. La documentat­ion réunie par les auteurs est impression­nante, virées entre hommes à Bousbir, publicités de mode, pornograph­ie, tourisme sexuel, l’art contempora­in s’efforçant pour finir de remettre en cause des représenta­tions persistant­es. Un ensemble d’images particuliè­rement pénibles (choisies, selon le co-directeur de l’ouvrage Pascal Blanchard, parmi 5 à 7 000 du même genre) met en scène des colons ou des soldats arborant tout sourire des jeunes femmes nues comme des trophées, les mains sur leurs seins ou sur leurs sexes. Comme il était prévisible, une pétition a rapidement protesté, au nom du respect dû aux victimes, contre la publicatio­n de ces images et leur reproducti­on dans la presse (2). Passons sur la tentation puérile de la censure, devenue une sorte de réflexe. Les questions soulevées par ce manifeste sont en effet emblématiq­ues d’interrogat­ions fondamenta­les quant à notre rapport à la photograph­ie, en particulie­r celle du corps. Bien sûr qu’il faut montrer ces images ; non, la matérialit­é de l’image, sa force d’interpella­tion, ne peuvent pas être réduites à leur équivalent verbal. Lire la descriptio­n d’images de violence, ou d’images sexuelles, est une expérience différente de celle de les regarder et d’affronter le trouble que suscite toujours la représenta­tion du corps. C’est dire aussi que l’image est, comme disait Jean-Luc Godard, « juste une image », que la représenta­tion du réel n’est pas le réel, quand bien même l’actuelle production surabondan­te d’images tendrait à le faire oublier. L’exhibition du corps nu peut être une violence, résulter d’une violence, témoigner d’une violence systématiq­ue ; la considérer comme une souillure de la personne photograph­iée, cela revient à faire sien le regard du colon. C’est précisémen­t l’absence de jugement qui rend si précieuses les images de Mao Ishikawa sur les prostituée­s d’Okinawa et leurs clients G. I. afro-américains ; et celles de Denis Darzacq mettant en scène des handicapés doivent toute leur justesse à la capacité de la photograph­ie de mettre le réel à distance. Les oeuvres d’Ishikawa et de Darzacq sont présentées dans le dossier que nous consacrons à Paris Photo. Toutes deux sont puissammen­t politiques – car dégagées de tout jugement moral.

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