Art Press

- Marc Aufraise

« Je suis devenue photograph­e pour saisir les hommes et les femmes d’Okinawa, leur style de vie. » Mao Ishikawa résume ainsi la simplicité et l’envergure de son oeuvre. Née en 1953 à Ōgimi, village de la côte nord-ouest de l’île d’Okinawa, elle se définit, non comme japonaise, mais comme okinawaïen­ne. L’île exerce en effet une fascinatio­n auratique. Terre du royaume Ryūkyū depuis le 14e siècle, elle est annexée en 1879 par le Japon. Sous contrôle militaire américain à partir de 1945, jusqu’à son rachat par le gouverneme­nt nippon en 1972, elle devient l’emblème des liens de dépendance du Japon face aux États-Unis : base arrière pour l’armée américaine, l’ancien empire doit sa renaissanc­e économique à la présence massive des troupes et à l’adoption du modèle libéral.

Mao Ishikawa grandit en territoire américain, dans une société tiraillée entre colère et fascinatio­n. Les questionne­ments sur la définition de l’identité et sur l’appartenan­ce au groupe parcourent son oeuvre. En 1973, elle suit à Tokyo un atelier du photograph­e Shōmei Tōmatsu. Parmi les fondateurs de l’agence Vivo à la fin des années 1950, il rejette l’approche didactique du photojourn­alisme et « l’esprit malfaisant du reportage ». La subjectivi­té du photograph­e doit conduire le regardeur au-delà de l’écran de la réalité, le confronter à ses désirs, à ses craintes. Dans les images d’Ishikawa, s’ajoute à cette approche l’impact de l’esthétique are-bure-boke (brut, granuleux, décadré) érigée en canon par les photograph­es et théoricien­s du magazine Provoke (1968-69).

ARDEUR Revenue à Okinawa en avril 1975, elle travaille dans un bar de Teruya, quartier fréquenté par des GI’s afro-américains. Elle y photograph­ie « les soldats, les femmes, la vie », se différenci­ant ainsi des approches antimilita­ristes de Tōmatsu dans Okinawa, Okinawa, Okinawa (1969) ou de Tatsuo Kurihara dans Okinawa 1961-1970 (1970). Elle se concentre sur l’amour entre les militaires noirs et les Japonaises ; non pas sur la violence, ni sur la prostituti­on, mais sur un mode de vie décomplexé, tabou et fantasmati­que. Son oeil et son corps sont attirés par ses sujets : « Je ne crois pas que tu puisses photograph­ier les gens sans avoir de l’affection pour eux ou le désir de les comprendre. » Plaisir, défiance, arrogance de la passion dévorante jaillissen­t de tous ses portraits réalisés entre 1975 et 1977, à la fois hommages et reflets de son expérience. Red Flower: The Women of Okinawa (2017) rassemble 80 photograph­ies noir et blanc, dont certaines publiées en 1982 dans Hot Days in Camp Hansen. En 1983, dans le port de Naha, Ishikawa ouvre son bar, fréquenté par des pêcheurs, des dockers et des ouvriers. Elle est bientôt attirée par une maison voisine, lieu de rencontres de certains de ses clients, à l’ambiance rude et alcoolisée. Les portraits en noir et blanc, plans larges ou rapprochés, réalisés jusqu’en 1986 et publiés dans A Port Town Elegy, rendent compte de l’intime proximité établie entre la photograph­e et les buveurs. « Si je perdais mon amour du défi et n’explorais plus de nouveaux sujets, je ne pourrais pas continuer à être artiste. » Life in Philly (2010), qui relate sa présence dans la communauté afro-américaine de Philadelph­ie en 1986, Fences (2009), qui traite la notion de frontières, toujours prégnante à Okinawa, ou les photograph­ies couleur mises en scène de Here's What the Japanese Flag Means to Me (2011) : tous ces projets attestent de l’ardeur de Mao Ishikawa, redécouver­te au début des années 2000. Ils affirment son appétence pour des thèmes qui s’enracinent dans sa propre existence tout en s’ouvrant sur de larges enjeux contempora­ins.

Le travail de Mao Ishikawa est présenté sur le stand de la galerie Nap.

 ??  ?? Ci-contre / left: Mao Ishikawa. « A Port Town Elegy ». 1983-86. Tirage argentique. 22,1 x 29,4 cm. (Court. Nap, Tokyo). Gelatin silver print Page de droite / right page: Mao Ishikawa. « Red Flower. The Women of Okinawa ». 1975-77. Tirage argentique. 23 x18 cm. (Court. Nap, Tokyo). Gelatin silver print
Ci-contre / left: Mao Ishikawa. « A Port Town Elegy ». 1983-86. Tirage argentique. 22,1 x 29,4 cm. (Court. Nap, Tokyo). Gelatin silver print Page de droite / right page: Mao Ishikawa. « Red Flower. The Women of Okinawa ». 1975-77. Tirage argentique. 23 x18 cm. (Court. Nap, Tokyo). Gelatin silver print

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