Ce que collectionner veut dire
To Have and to Hold
Le plus grand musée des ÉtatsUnis se trouve à Washington. Son nom officiel est Smithsonian Institution, mais on le surnomme le « grenier de l’Amérique » : immense accumulation de culture matérielle où s’entassent édredons, gravures de chasseurs sur os de baleine, machines, spécimens d’histoire naturelle, luges pour enfants (à côté desquelles l’entrepôt où disparaît le fameux Rosebud dans Citizen Kane d’Orson Welles fait pâle figure)… Il comprend aussi plusieurs musées d’art. Toujours sur le Capitole se succèdent, entre autres, la National Gallery, le musée Hirschhorn avec le Jardin de sculptures, la Collection Philips : un archipel de greniers. New York compte sept ou huit musées majeurs principalement, voire exclusivement consacrés au seul art moderne et contemporain: le MoMA, le Whitney Museum of American Art, le Met / Breuer, le musée de Brooklyn, le musée Juif, le Studio Museum de Harlem, El Museo del Barrio. Des greniers, encore et encore. De quelle quantité d’art une ville a-t-elle besoin ? Et d’un point de vue pratique, de quelle quantité d’art une institution peut-elle réellement prendre soin, prendre soin de l’art étant par définition la tâche qui incombe aux musées et à leurs conservateurs ? C’est du haut de mon expérience de douze ans en tant que conservateur pour la peinture et la sculpture au MoMA, vraisemblablement la collection la plus complète et la plus variée au monde dans ce domaine, que j’aborderai ici la question des politiques et des pratiques muséales. Le noeud du problème est que les grandes collections sont le fruit d’années de collaboration entre artistes, marchands, mécènes informés, collectionneurs (les deux dernières catégories n’étant pas toujours synonymes ; aussi passionnés soient-ils, ceux qui revendiquent l’une ou l’autre qualité ne sont pas toujours très bien informés), conservateurs, directeurs de musées et, supervisant les musées municipaux ou d’État, les fonctionnaires chargés de la culture. Une collaboration aussi complexe suppose nécessairement que chaque génération puisse avoir confiance dans le fait que ses décisions réfléchies ne seront pas remises en cause par de brusques transformations du goût et des instances de pouvoir. Cela exige que l es collections soient conçues comme le résultat d’enrichissements réguliers et non d’acquisitions opportunistes compensées par des éliminations non moins opportunistes. L’histoire de l’art est en effet, dans une très large mesure, celle de sa réception autant que celle de sa production. Aplanir les creux et les crêtes du style et de l’enthousiasme revient à la falsifier. On confère ainsi tous les privilèges de l’« expert » à la dernière génération en date de chacune de ces catégories ; certains de ses membres pou- vant être tentés – dans leur folle quête de choses nouvelles, brillantes, clinquantes, dont ils ne veulent ou ne peuvent, ni à eux seuls, ni avec d’autres, payer le prix de plus en plus élevé – de monnayer des trésors un peu passés ou trop connus, rassemblés par ceux qui détenaient la même autorité qu’eux quelques années ou quelques décennies auparavant. Ils trahissent ainsi leur charge d’intendants du domaine public et ruinent le travail de leurs prédécesseurs, non sans une certaine malveillance de rivaux peut-être.
DES TROCS ABSURDES
Supposons que, comme ce fut longtemps le cas, l’art du « retour à l’ordre » des années 1920 et 1930 cesse d’être à la mode, et qu’une pression s’exerce pour qu’on se défasse de ces spécimens auxquels sont attachés de grands noms – Picasso, André Derain, Gino Severini, Otto Dix, Malévitch. Cela signifierait des gains appréciables, sans parler du temps perdu à expliquer le reniement des avant-gardes après la Première Guerre mondiale, ainsi que d’autres à l’oeuvre sans doute moins significatives, et aux convictions politiques plus douteuses – Kees van Dongen, Mario Sironi, Alexandre Deïneka. Le gain de trésorerie estimé compenserait-il la perte de valeur de la collection ? Échanger, à termes équivalents, un Matisse des années 1920 contre quelque chose de plus ancien ou de plus récent, de meilleure qualité ou d’un plus grand intérêt, l’affaire est raisonnable. Mais pas un Matisse des années 1920 « en trop » contre un Koons des années 1990. De combien d’Othon Friesz faudrait-il se défaire pour acheter un Albert Oehlen? Ces « trocs » semblent absurdes. Sachez pourtant que, partout, les conservateurs en concluent, ou du moins en envisagent de tels. Certaines institutions sont acculées à ce genre de compromis, contraints par les nouveaux Médicis, aussi richis-
simes que radins, qui les « soutiennent » mais semblent plus pressés de faire graver leur nom sur les murs des galeries des musées que d’en payer les factures. Méfions-nous donc partout des partisans de « l’art de la négociation », et rappelonsnous ces mots de Fernando Pessoa : « Un Dieu naît. D’autres meurent. La Vérité n’est ni venue ni partie. Seule l’Erreur a changé. »
Traduit par Laurent Perez ——— The biggest museum in the United States is located in Washington DC. Officially called the Smithsonian Institution, unofficially it is known as ‘America’s attic’. A vast omnium gatherum of material culture—everything from quilts to scrimshaw, to machinery, to natural history specimens, to children’s sledges (the warehouse in Orson Welles’s Citizen Kane in which the talismanic Rosebud disappears is dwarfed by comparison)—it boasts several art museums as well. Also situated in the Capitol are the National Gallery, the Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, The Phillips Collection, and more; an archipelago of attics. In New York there are seven or eight major museums that are largely if not exclusively devoted to modern and contemporary art alone The Museum of Modern Art, The Whitney Museum of American Art, The Met/Breuer, The Brooklyn Museum, The Jewish Museum, The Studio Museum in Harlem, El Museo del Barrio and more. Still more attics. How much art does a city need? And viewed from a practical vantage point, how much can an institution responsibly care for, since, by definition, caring for art is what a museum and curators do? Henceforth, I will speak from experience about matters of museum policy and practice after a dozen years as a curator of Painting & Sculpture at the Museum of Mod- ern Art, arguably the most comprehensive and varied collection of its kind anywhere. The crux of the problem is that great collections are the fruit of years of collaboration among artists, dealers, informed patrons, collectors (the last two categories are not always synonymous and, however avid, not all of those who lay claim to either status are well informed) curators, museum directors and, overseeing state or municipal museums, cultural bureaucrats. Such complex collaboration is, necessarily, predicated on trust that each generation’s judicious decisions will be respected rather than overturned by abrupt shifts in pow- er and taste. At any rate that is true if the aggregate holdings are to be steadily enriched rather than opportunistically amassed and just as opportunistically depleted. For, to a considerable extent, the history of art is the history of its reception as much as of its origination. Erase the ups and downs of style and enthusiasm and one falsifies the chronicle of art. Assign all the privileges of ‘connoisseurship’ to the latest group of individuals in each of these categories—some of whom, in the mad dash after bright, shiny and increasingly expensive new things they are unwilling or unable to pay for them out of money they have or could raise, may be tempted to cash in the slightly faded or overly familiar treasures of those who held the same authority a few years or a few decades before—and they may betray their charge as stewards of a public asset and undercut, perhaps not without competitive malice, the achievements of their predecessors.
ABSURD BARGAINS
Supposing, as was long the case, that ‘Return to Order’ art of the 1920s and 1930s went out of fashion and there was pressure to unload those examples that had big names attached—Picasso, Derain, Severini, Dix, Malevich—hence appreciable prices not to mention all the inconveniences of explaining the apostasy of former members of the pre-World War I avant-garde— as well as those of arguably lesser accomplishment and more questionable political affinities—Van Dongen, Sironi, Deïneka—would the losses to the texture of a given institution’s holdings be worth the anticipated gains in ready money? Trading up like-for-like makes good sense; one Matisse of the 1920s for something earlier or later of greater interest of quality. But not an ‘extra’ Matisse of the 1920s for a Koons of the 1990s. And how many Othon Freisz must one jettison to buy an Albert Oehlen? If such ‘bargains’ sound absurd, just know that they are being made, or at very least contemplated by the custodians of art everywhere. And, in some besieged institutions ‘supported’ by a rising class of super rich but tight-fisted new Medicis who want their name on galleries without having to foot the bill for their contents, such trade-offs are being imposed. Meanwhile, beware of spokesmen for the ‘Art of the Deal’ wherever they crop up and remember these words of Fernando Pessoa: ‘One God is born. Others die. Truth Did not come or go. Error changed.’