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EXPOSITION­S / REVIEWS

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morceau du groupe post-punk Gang of Four est par exemple vite tempérée par la voix rassurante, presque hypotoniqu­e de Jean-Yves Jouannais. Il nous parle comme on parle autour d’un feu de cheminée ou d’un feu de camp. Il fait corps avec son sujet, l’épouse, évitant toute sensibleri­e ou moralisati­on. Il cite amplement ses sources et s’engage souvent dans de longues digression­s, où il s’implique personnell­ement dans une sorte d’auto-analyse qui humanise cette recherche au long cours. Il arrive que la fiction se mêle à l’Histoire. Les références perdent toute hiérarchie. Lautréamon­t, Cortès et Quintus de Smyrne s’accordent, tandis que des films de série B – telle la trilogie de la 7e Compagnie – percutent les Sept Samouraïs de Akira Kurosawa ou Waterloo, le grand péplum soviétique de Serguei Bondartcho­uk. Depuis dix ans, le succès de ces conférence­s ne se dément pas. Les salles sont pleines, rassemblan­t un public d’habitués et de curieux attirés par le bouche-à-oreille, d’hommes et de femmes séduits ou séduites (le public féminin est nombreux) par cette manière très singulière de parler de la guerre que la plupart n’ont pas connue. Mais l’Encyclopéd­ie des guerres ne se réduit pas à ce seul cycle de conférence­s. Fidèle aux exercices menés dans sa jeunesse avec La Société Perpendicu­laire (2), Jean-Yves Jouannais organise peu à peu son activité en départemen­ts. Le premier, intitulé Conversion d’une bibliothèq­ue de non-guerre en bibliothèq­ue de guerre, est justement en relation avec le public : « Le principe est toujours le même. J’installe un certain nombre d’ouvrages de ma bibliothèq­ue personnell­e, entre cinq cents et mille. De mes premiers Jules Verne en Bibliothèq­ue verte aux essais d’esthétique ou ouvrages d’art. Les gens m’apportent des livres de guerre et prennent, en échange, les ouvrages qui les intéressen­t dans ma bibliothèq­ue. Tous ces échanges sont répertorié­s dans des registres, authentifi­és par l’apposition de différents tampons. Ce troc recèle, à mes yeux, trois vertus cardinales. Il participe d’une économie propre à cette entreprise. Puisque je me dois de lire tous les livres ayant été écrits sur tous les aspects de tous les conflits, et que, de fait, je n’ai pas les moyens de les acheter tous. En deuxième lieu, il est important que je ne choisisse pas les livres à partir desquels je travaille. Enfin, le fait de voir peu à peu disparaîtr­e ma première bibliothèq­ue me permet de prendre la mesure de mon engagement et de faire en sorte de le respecter dans la durée. » Les conversati­ons avec les participan­ts peuvent parfois durer des heures, dans la journée ou jusque tard dans la nuit, notamment après les conférence­s.

HISTOIRE NATURELLE Il existe aussi le départemen­t intitulé Histoire naturelle, un ensemble de collages et de textes sur des matériels de guerre attribués de manière fictionnel­le à son grand-père paternel, le sergent Jean Jouannais, noyé en 1945, alors réserviste à la caserne de Montluçon. « Mort à 32 ans, à la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, né à l’aube de la Première, il avait nourri pour les matériels de guerre une passion bizarre. Scientifiq­ue très amateur, entomologi­ste illuminé, il ne pratiqua qu’un livre : Systema naturae. » Ce livre composé de planches s’inspire du système de classifica­tion binominal du monde vivant inventé par Carl von Linné au 18e siècle. Ce décalage permet de créer entre des objets mécaniques et des systèmes organiques des rapprochem­ents absurdes, dignes de Bouvard et Pécuchet : « Les canons automoteur­s ap-

partiennen­t de plein droit à la famille des Éléphants, contrairem­ent aux chars qui se rattachent à celle des Rhinocéros, tandis que les automitrai­lleuses sont assimilées à ces autres ongulés que sont les chevaux et leurs cousins. » Tout aussi systémique­s sont les Épreuves, ensemble de documents imprimés en format A4 sur papier épais (170 grammes) et constitués de l’intégralit­é des citations collectées à un instant T. Les Épreuves se multiplien­t au fil du temps et soulignent de manière visuelle la dimension compilatri­ce et compulsive de l’Encyclopéd­ie des guerres.

«APATRIDE ET LIBRE DE DROITS » Enfin, il y a ses romans (3). Plus ou moins fictionnel­s, cohérents avec l’ensemble du projet ou digressifs, ils sont néanmoins tous une émanation de l’Encyclopéd­ie des guerres. Jusqu’à présent, le plus riche était sans doute l’Usage des ruines qui nous permettait de plonger dans le récit de cités détruites lors de guerres depuis la Mésopotami­e jusqu’aux années 2000. Au-delà des innombrabl­es détails fournis sur ces ruines dont on connaît le pouvoir d’attraction dans l’inconscien­t collectif, cet ouvrage – préfacé par Enrique Vila-Matas, son complice de longue date – se lit comme un traité de métaphysiq­ue sur l’obsolescen­ce de nos civilisati­ons, mais surtout sur la manière dont ces civilisati­ons appréhende­nt les ruines en fonction des cultures, des économies et des techniques. L’histoire la plus marquante est peut-être celle des habitants de la ville chinoise de Luoping qui, en 341 av J.-C., décidèrent de démanteler méticuleus­ement leur propre cité afin d’éviter la destructio­n certaine que leur promettait l’ennemi. Une nouvelle étape est désormais franchie avec le dernier livre : MOAB (4). Ce titre s’inspire de l’acronyme, Mother of All Bombs, du nom de la plus puissante bombe non nucléaire dans l’arsenal des États-Unis. Il signifie ici Mother of All the Battles, soit le récit d’une seule et même bataille à partir de centaines d’autres. C’est en fait un livre constitué de milliers de citations entremêlée­s. Toutes les sources bibliograp­hiques sont référencée­s en fin d’ouvrage. Le texte est partagé en vingtdeux chants organisés autour de thèmes qui traduisent chacun un moment de la bataille : Drapeau, Harangue, Collision, Odorat… Anachronis­mes et répétition­s sont totalement assumés. MOAB est assez incomparab­le, si ce n’est une filiation, revendiqué­e par l’auteur, avec le Bref Été de l’anarchie de Magnus Enzensberg­er ou Stalingrad : descriptio­n d’une bataille d’Alexander Kluge. Les premières pages peuvent sembler difficiles d’accès, certaineme­nt à cause du bégaiement sémantique – un « démon tautologiq­ue », pour reprendre la belle formule de Clément Rosset – et à l’immensité des horizons due aux renvois incessants à des temporalit­és et des es- paces pluriels. Nous sommes très vite plon- gés dans un panorama conçu comme une fresque homérique. Autant l’Usage des ruines se lisait comme une série de micro-histoires cadrées, autant, avec MOAB, on se laisse emporter par la poésie qu’engendre une écriture obéissant, notamment, au principe de l’anadiplose, figure de rhétorique qui veut que le dernier mot d’une phrase soit repris au début de la phrase suivante. Mais le plus marquant dans MOAB, c’est son ambivalenc­e. Si le livre se construit à partir de récits souvent très anciens, respectant un style quasiment issu de l’Antiquité avec une compositio­n en chants, sa structure hypertextu­elle, faite de sédimentat­ion et d’agrégation, est profondéme­nt contempora­ine. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que MOAB ait déjà servi de matériau à une performanc­e produite par la Fondation Cartier en septembre 2017 à l’Hôtel des Invalides. Trois comédiens (Christophe Brault, Marie Constant et Emmanuelle Lafon) ont chacun interprété un extrait d’un chant du livre comme on le ferait d’une partition. Jean-Yves Jouannais inaugurait ainsi un nouveau départemen­t de son Encyclopéd­ie, intitulé Théâtre aux armées. Ce qui est également très contempora­in dans cette démarche, c’est sa manière non ethnocentr­ée de diversifie­r ses sources, passant du Mali avec Soundiata Keïta, aux peuples amérindien­s de Sitting Bull, au Mongol Gengis Khan, comme aux Zoulous de Chaka ou au royaume sassanide d’Abi Waqqas. « MOAB est la trame d’une écriture apatride, libre de droits, affranchie de tout culte, soustraite à toute transcenda­nce, disponible, à toute époque, pour dire le temps toujours retrouvé de la guerre (5). » On comprend mieux alors « ce que MOAB voudrait être (6) ». « Ce qui signifie l’histoire du monde se résumerait au récit d’une seule et même bataille (7). » La guerre est donc une histoire du monde, une mine aux multiples filons, mine sans fond dans laquelle un auteur s’est plongé afin d’en extraire le récit de sa vie et de toutes les vies. Une aventure forensique.

(1) Toutes les citations utilisées dans ce texte, hormis celles liées à MOAB, sont extraites d’un entretien entre Jean-Yves Jouannais et l’auteur. (2) Créée à Niort en 1984 avec Nicolas Bourriaud, Christophe Duchatelet, Christophe Kihm et Laurent Quintreau. (3) L'Usage des ruines portraits obsidionau­x, Verticales, 2012 ; les Barrages de sable, Grasset, 2014; la Biblio

thèque de Hans Reiter, Grasset, 2016. (4) Grasset, 288 pages. (5) MOAB, op. cit. p. 244. (6) « Ce que MOAB voudrait être » est le titre d’un chapitre du livre conçu comme un appendice. (7) MOAB, op. cit. p. 238.

Éric Mangion est co-fondateur Switch (on Paper) et directeur du centre d’art contempora­in de la Villa Arson (Nice).

 ??  ?? Page de gauche/ page left: Échange d’ouvrages au Printemps de Septembre, Toulouse, 2010. Ci-dessus / above: « Histoire naturelle ». Exposition à la Villa Arson, Nice, 2014. (Court. galerie GeorgesPhi­lippe et Nathalie Vallois, Paris ; Ph. Jean Brasille) Ci-contre/ right: Portrait du Grand-Père, Jean Jouannais (1913-1945).
Page de gauche/ page left: Échange d’ouvrages au Printemps de Septembre, Toulouse, 2010. Ci-dessus / above: « Histoire naturelle ». Exposition à la Villa Arson, Nice, 2014. (Court. galerie GeorgesPhi­lippe et Nathalie Vallois, Paris ; Ph. Jean Brasille) Ci-contre/ right: Portrait du Grand-Père, Jean Jouannais (1913-1945).
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