Le charme de Łódź
Après avoir montré les avant gardes de Vitebsk, le Centre Pompidou ouvre, le 24 octobre (jusqu’au 24 janvier), une exposition titrée Une avant-garde polonaise - Katarzyna Kobro et Władysław Strzemiński. L’occasion de découvrir deux figures essentielles
The Charm of Łódź
Thibaut de Ruyter
Cet article se doit de commencer par une leçon de prononciation. La ville de Łódź s’orthographie en polonais Łódź et se prononce woudsch. Pour s’y rendre depuis Varsovie, il suffit d’un peu plus d’une heure de train régional flambant neuf. Arrivé dans une gare hyper contemporaine plantée au milieu d’un terrain vague, on rejoint en quelques minutes le centre de la ville : une longue rue semi-piétonne du nom de Piotrkowska. De là, il est facile de se faire une idée de la grandeur passée de cette cité née de la Révolution industrielle et, surtout, de rejoindre les deux bâtiments actuels du Muzeum Sztuki. Le film d’Andrzej Wajda la Terre de la grande promesse (1975), basé sur un livre éponyme de Wladyslaw Reymont publié en 1899, présente la folie des industriels du textile qui, au 19e siècle, fabriquèrent le visage de Łódź. Un terrain de jeu pour self-made men des débuts du capitalisme où aucune loi ne comptait, à part celle de l’enrichissement rapide. Si les industries ont depuis longtemps fermé leurs portes, cette frénésie est toujours perceptible dans les incroyables architectures qui forment la ville. Le charme de Łódź réside dans sa structure urbaine : des usines côtoient directement les sublimes villas construites par leurs propriétaires tout en étant accompagnées de logements pour ouvriers et, parfois, d’espaces verts (1). Ce principe se répète sur un plan quadrangulaire et fabrique une extraordinaire image urbaine entre zones désormais abandonnées, usines aux allures de château fort transformées en hôtels de luxe, palais flamboyants parfaitement rénovés et friches industrielles à faire rêver plus d’un directeur de centre d’art. Et même si – industrie et fonctionnalisme obligent –, les rues de la ville sont rectilignes, longer un boulevard n’a rien d’ennuyeux tant les situations urbaines s’enchaînent sans jamais se ressembler. Comme dans de nombreuses autres cités industrielles d’Europe, les dernières années ont vu la population quitter la ville qui, néanmoins, garde une certaine splendeur et une ambiance d’Europe de l’Est d’avant la chute du Mur de Berlin. CRITIQUE DU FONCTIONNALISME L’exposition du Centre Pompidou se fonde sur la collection d’oeuvres que Władysław Strzemiński (1898-1951) et Katarzyna Kobro (1893-1952) ont laissée au Muzeum Sztuki. Lorsque Strzemiński arrive à Łódź à la fin des années 1920, il a vécu à Moscou, Vitebsk, Minsk, Vilnius et Smolensk, et de nombreux artistes qu’il a croisés dans ces villes lui ont donné des oeuvres. Le 15 février 1931, il ouvre donc la Collection internationale d’art moderne dans le Musée d’histoire de Łódź ; cette exposition, suivie d’une donation, sera la pierre fondatrice de l’actuel Muzeum Sztuki. Mais cette exposition est aussi l’ADN du musée : montrer l’avant-garde avec une approche artistique des questions curatoriales. Strzemiński était à la fois peintre, pédagogue, designer, graphiste et théoricien (2). Son oeuvre débute avec le cubisme, passe par l’unisme (style qu’il invente et théorise) et se termine dans une abstraction très personnelle, faite de surfaces de couleurs douces et de lignes qui pourraient être des silhouettes
humaines ou des courbes de niveau sur une carte d’état-major (3). De son côté, Kobro se consacre plutôt à la sculpture avec des oeuvres en lien direct avec l’espace et l’architecture. Elle aussi retrouve une certaine forme de figuration à la fin de sa vie (elle réalise alors des petites statues de femmes nues comme elle en faisait dans les années 1920 et dont une reproduction se trouve sur sa tombe au cimetière orthodoxe de Łódź). Si les architektons de Malevitch sont d’une lourdeur et d’un maniérisme certain, les Compositions spatiales de Kobro sont d’une délicatesse, d’une légèreté et d’un minimalisme sublime, et jouent librement avec les notions de surface et d’espace. Elles interrogent les outils fondamentaux de l’architecture et peuvent être utilisées pour la construction. Ainsi une maquette de sa Composition spatiale n° 8 (1932) fut-elle réalisée en préalable à la construction d’une école maternelle. Jamais bâti, ce projet démontre que les recherches spatiales de Kobro, en cessant d’être des abs- tractions, ont pour but de changer la conception même de l’architecture. Un jeu avec le fonctionnalisme qu’Anna Orlikowska (née en 1979 à Łódź) reproduit dans ses propres Compositions spatiales. Dans cette série de sculptures qui empruntent le titre des oeuvres de Kobro, l’artiste a collectionné des représentations de la cave utilisée par un pédophile, dans laquelle il cachait et abusait de ses victimes. Puis elle a fabriqué de petites abstractions architecturales en métal peint en blanc qui n’ont rien à envier à celles de Kobro (et font même penser aux oeuvres d’Absalon [4]). Ironique à l’égard de l’histoire de l’art, elle montre aussi le ridicule sensationnalisme des médias : aucune des trois compositions de sa série n’est similaire, démontrant que les images publiées dans la presse sont tout sauf des informations policières sûres. Mais avec leurs portes secrètes et leur but unique, elles sont aussi une critique du fonctionnalisme et une réponse aux débats associant abstraction et figuration, représentation et interprétation, art et architecture. Vers 1946, Strzemiński réalise des études pour des tissus imprimés, ce qui n’est pas sans lien avec la ville de Łódź et son industrie textile. Les grandes familles industrielles diffèrent fortement selon les produits qu’elles fabriquent et, de fait, selon leur rapport à la culture (5). Il est donc finalement naturel que des fabricants, conscients de ce que des mots comme motif, décoration ou couleur signifient, aient pensé à Strzemiński. Malheureusement, il ne reste de cette coopération que quelques belles esquisses sur papier et, comme souvent avec le projet de la modernité, on rêve qu’il ait pris réellement forme. Le fonctionnalisme y deviendrait utilitaire, un peu comme la rampe de skateboard construite par Hakobo en 2007 dans la cour intérieure du MS1. L’artiste-graphiste de Łódź a utilisé, pour la construire, les couleurs de la célèbre salle néoplastique du musée puis il a invité les skaters de la ville à y évoluer. Là encore, il s’agit d’un geste ironique à l’égard d’une icône de la modernité qui montre que les artistes contemporains polonais connaissent parfaitement leur histoire de l’art sans en être victimes pour autant. UNE EXPO, PAS UN ACCROCHAGE Si la rampe de skateboard est aujourd’hui démontée, la salle néoplastique, conçue par Strzemiński en 1948 se trouve toujours dans le MS1, au numéro 36 de la rue Więckowskiego. On monte par un sombre escalier au deuxième étage, puis on traverse quelques salles pour trouver une reconstruction parfaite de la salle (l’original ayant disparu entre 1950 et 1960, années sombres du Réalisme stalinien). Cet espace associe des sculptures de Katarzyna Kobro à des toiles de Strzemiński, Georges Vantongerloo, Sophie Taeuber-Arp, Henryk Stażewski, Jean Hélion ou Vilmos Huszár, dans un arrangement dessiné par Strzemiński lui-même. C’est un peu le legs intellectuel de ce couple qui vécut ensemble de 1918 à 1947. La beauté de cette mise en scène rappelle évidemment les recherches spatiales des années 1920 de Theo van Doesburg ou El Lissitzky. On pourrait donc la visiter comme un avatar tardif mais, sachant que les deux protagonistes principaux décéderont dans les trois années suivantes, on doit l’admirer comme un testament et un acte de résistance dans une Pologne qui se plie peu à peu au Réalisme socialiste. Mais si le Café de l’Aubette (1926-28) ou la maison Schröder (1924) sont des oeuvres qui n’en attendent pas d’autre, la salle néoplastique du MS1 est une scénographie pour des peintures produites durant l’entre-deux-guerres et qui se retrouvent accrochées sur des murs de couleur rouge ou bleue. Elle est une mise en scène censée rappeler l’époque de la production des oeuvres. Le geste est évidemment curatorial : Strzemiński fabrique une exposition et non un simple accrochage. La salle disparaîtra un temps puis renaîtra ; elle justifie, aujourd’hui,
le voyage jusqu’à Łódź. Une page se tournera avec les décès de Strzemiński et de Kobro, mais la ville restera, durant les années du rideau de fer, un lieu d’avant-garde et d’expérimentations. UN PORTRAIT URBAIN Ainsi, entre 1978 et 1999, Józef Robakowski filme les passants de Łódź depuis sa fenêtre au 9e étage de son immeuble sur la rue Mickiewicz. Rien de bien étrange : la vie quotidienne de gens qui circulent dans la rue. Mais il ajoute, au-dessus des images, ses propres commentaires audio (6). Sa femme se retrouve suivie par la police secrète ; un voisin qui vit de petits boulots joue au football avec les gamins du quartier ; un autre, champion de rallye automobile, fait des dérapages dans la neige avec sa voiture. Le décor urbain se transforme avec le temps et le traditionnel défilé du 1er Mai change de direction après 1989. La vidéo en noir et blanc From my Window est évidemment une fiction, un exercice de cinéma qui nous apprend à ne pas croire aux images et aux commentaires qui les accompagnent. Il faut rappeler que l’école de cinéma de Łódź, fondée en 1948 – l’année même où Strzemiński inaugura la salle néoplastique –, si elle est connue pour les réalisateurs qu’elle forma et qui firent ensuite carrière à l’étranger (Wajda, Kieślowski, Polanski, Skolimowski) a aussi été un laboratoire de recherches et d’expérimentations d’art vidéo. Elle prit donc, d’une certaine façon, le relais créatif de l’ère Strzemiński durant la seconde moitié du 20e siècle. Et pour son diplôme en 1969, Krzysztof Kieślowski livre un amusant portrait urbain d’un peu moins de dix-sept minutes : De la ville de Łódź. On y observe des ouvrières du textile faire de la gymnastique dans leur usine, des chanteurs de variétés qui haranguent la foule, un bateleur qui teste la résistance des passants au courant électrique… À l’opposé de la Terre de la grande promesse, les ouvriers ne meurent pas : ils protestent et écoutent de la musique. Mais, au final, comme dans l’oeuvre de Robakowski, le personnage principal du film est la ville de Łódź, lieu riche de petites anecdotes individuelles touchantes, tristement prises dans le flot de l’histoire. Les années 1970 sont aussi celles qui voient Ewa Partum créer ses premières oeuvres dans l’espace public. Sur un terrain vague de la place Wolności, elle installe quelques dizaines de panneaux d’interdiction sous le titre The Legality of Space (1971). Des pictogrammes affichent: « Interdit de klaxonner », « Interdit aux chiens », « Interdit aux tracteurs » tandis que des slogans énoncent en polonais: « Il est interdit de consommer », « Il est interdit de nourrir les animaux », « Il est interdit d’autoriser »… L’espace public affiche une suite d’interdictions qui rappellent le célèbre « Il est interdit d’interdire » et l’oeuvre devient un commentaire sur la société et nos comportements dans les villes. À peine trois ans après Mai 68, cette oeuvre démontre surtout la difficulté de vivre dans le bloc de l’Est : un territoire régit par les interdictions, les plus absurdes soient-elles. LE MS2 Depuis 2008, le Muzeum Sztuki possède un deuxième site, appelé MS2, dans l’enceinte de Manufaktura, un beau complexe industriel transformé en centre commercial et de loisirs.
Une chance pour exposer sur 3600m2 la vaste collection du musée. On n’y trouve pas moins de trois cents oeuvres de Joseph Beuys ( Polentransport, 1981) et le premier Détail de Roman Opalka daté de 1965, mais aussi des oeuvres de Wojciech Fangor, Günther Uecker, Sam Francis, François Morellet, Krzysztof Wodiczko, Karol Hiller, Monica Bonvicini, Stefan et Franciszka Themerson, Tadeusz Kantor, Ali Kazma, Fernand Léger, Alain Jacquet, Konrad Smolenski, Alina Szapocznikow, Wacław Szpakowski… Le MS2 montre que ce musée ne s’est pas arrêté après Strzemiński, mais qu’il a continué à vivre durant les plus difficiles années de l’histoire de la Pologne. Ryszard Stanisławski, son deuxième directeur de 1966 à 1992, respectueux de l’éthique de l’institution, a exposé des artistes et des attitudes qui peuvent être perçus comme une continuation créative des idées de l’avant-garde. Dirigé actuellement par Jaroslaw Suchan, commissaire de l’exposition au Centre Pompidou avec Karolina Ziebinska-Lewandowska, quelque douze commissaires y livrent désormais des expositions loin des facilités spectaculaires qui régissent l’art contemporain. Ainsi, d’un côté, ils continuent d’étudier l’histoire des différentes avant-gardes ; de l’autre, ils fabriquent des expositions qui se rapprochent de l’idéal de la salle néoplastique : des projets où le commissaire propose plus qu’une simple recherche historique : une lecture personnelle, un partipris intellectuel et un accrochage inventif (7). Intitulée Atlas of Modernity, l’actuelle présen- tation de la collection associe, dans des chapitres thématiques (« Normes et standards », « Expérimentations », « Progrès »), des oeuvres de toutes les époques et de tous les genres afin de créer un discours social allant au-delà de l’histoire de l’art.
AU CENTRE POMPIDOU La visite de l’exposition au Centre Pompidou sera donc l’occasion de découvrir une partie essentielle de l’histoire artistique de Łódź. Le tout dernier film réalisé par Wajda, juste avant sa mort en 2016, se passe à Łódź, ville où il étudia dans la célèbre académie de cinéma au début des années 1950. Il s’agit d’une biographie des dernières années de la vie de Strzemiński. Intitulé en français les Fleurs bleues, son titre polonais reprend celui d’un livre de l’artiste : Powidoki soit Images rémanentes. Le film, très touchant, montre un homme qui se bat contre un système politique qu’il a d’abord soutenu, mais qui est devenu une horrible machine d’État incapable d’accepter les individualités. Dans ce personnage, on reconnaît celui de Mateusz Birkut dans le film l’Homme de marbre (1976) et sans doute Wajda lui-même. La salle néoplastique du MS1 y fait même une apparition dans une scène particulièrement dramatique. Mais il y a aussi une atmosphère qui définit parfaitement Łódź : la mélancolie. Mélancolie des grandes villes industrielles en déclin, mélancolie de la disparition des avant-gardes et mélancolie de la Pologne sont ici réunies en attendant de voir le 21e siècle déferler.
(1) L’industrie textile, même si elle est particulièrement polluante, peut se développer dans des espaces relativement restreints et se présente souvent comme une activité de centre-ville (à l’opposé du charbon). Des villes comme Roubaix, Tourcoing, Manchester ou Wuppertal sont de parfaits exemples de cette morphologie. (2) Son livre le plus célèbre A Theory of Vision n’est malheureusement pas encore publié en anglais. (3) Dans son livre Władysław Strzemiński - Zawsze w Awangardzie. Rekonstrukcja nieznanej biografii 1893-1917, Iwona Luba évoque les années de militaire de Strzemiński, sa fréquentation des cartes d’état-major. (4) Dans des oeuvres intitulées Cellules et Propositions
d’habitations, Absalon (1964-1993) décline des formes géométriques blanches et épurées. (5) Lorsque le Bauhaus s’installe à Dessau en 1924, c’est non seulement pour fuir la situation politique de Weimar mais, aussi, pour se rapprocher des usines Junkers qui, à l’époque, travaillent le métal et l’aluminium pour les avions. Voir le livre : Bauhaus, Junkers, Sozialdemokratie de Walter Scheiffele, éditions Form+Zweck, 2003. (6) John Smith utilise le même principe dans son film
The Girl Chewing Gum, 1976. (7) Visible ici : https://vimeo.com/197377733 (8) À l’invitation de Daniel Muzyczuk, j’ai eu moi-même la chance d’y organiser une exposition en 2017 simplement titrée & et dont le principe était de répéter, dans dix salles, la même sélection d’artistes abstraits et figuratifs, mais avec un choix d’oeuvres différent à chaque fois.
Thibaut de Ruyter est architecte et curator indépendant. Il vit à Berlin.