Dominique Rolin. L’autre voix
Dominique Rolin Lettres à Philippe Sollers (1958-1980) Édition et préface de Jean-Luc Outers Gallimard, 470 p., 19 euros
À peine quelques mois après la publication des lettres de Philippe Sollers, nous parviennent celles de Dominique Rolin, complétant ainsi une correspondance amoureuse dont on peut être assuré aujourd’hui qu’elle prendra place parmi les plus marquantes de l’histoire littéraire. Encore ne la juge-t-on que sur un choix de lettres et sur un échange ne s’étalant que sur une période d’une vingtaine d’années (1958-1980).
PAS D’ORACLE
Je ne vais pas revenir sur les circonstances de la rencontre entre les deux écrivains, je les ai évoquées dans le numéro d’artpress de février dernier où plusieurs pages étaient aussi consacrées à deux autres correspondances (Paul Claudel et Ysé, Albert Camus et Maria Casarès). Je me contenterai de rappeler que, lors de leurs premiers échanges épistolaires, le très jeune auteur écrivait à la romancière de 45 ans qu’il venait de rencontrer : « Nous sommes visà-vis de l’autre, comme la nuit et le jour. Je vous vois très bien en Pythie, mais sombre, froide, fermée. » Si l’on en juge par ce que Dominique Rolin annonce, d’entrée, sur la nature des liens qui l’attacheront à son jeune amant, Pythie elle l’est, sans aucun doute. Sombre, froide, fermée? Pour une part seulement. Elle a certes son côté nuit, mais tout aussi impressionnante sa face jour, ouverte, lumineuse, solaire. Au point qu’on peut entendre le jugement de Sollers, « nous sommes vis-à-vis de l’autre, comme la nuit et le jour », non comme l’un (l’homme), qui serait le jour, et l’autre (la femme) la nuit, selon les bonnes vieilles mythologies ou certains attendus de la psychanalyse (soupir de Freud : la femme, « ce continent noir »). Il s’agirait plutôt d’un basculement réitéré de l’un à l’autre : l’homme envahi par la nuit, sa nuit, qui n’est probablement pas identique à celle de sa partenaire, laquelle vit le jour, son jour, selon une énergie et des modalités elles aussi autres, dues peut-être simplement à la réalité de la différence sexuelle. La part de nuit en lui, Sollers, elle était déjà perceptible dans ses lettres. Ne pas la prendre en compte exposerait à mécomprendre ses écrits, romans et textes critiques. Pourquoi sa prédilection pour des écrivains comme Sade, Pascal, Joseph de Maistre, Dostoïevski, Faulkner, Joyce, Bataille, Artaud, Genet… qui ne sont pas des parangons d’optimisme, d’hédonisme, ni de farouches sectateurs du Bien ? Dès la première lettre (7 novembre 1958), la « Pythie » est dans la dénégation puisqu’elle annonce au jeune homme dont elle vient de faire la connaissance au cours d’un raout mondain: « Non, je ne ferai pas d’oracle », mais pour aussitôt lui prédire l’avenir : « Vous êtes très fort et très faible. Vous êtes perdu mais vous n’avez besoin de personne », « Vous souffrirez beaucoup mais vous serez très heureux aussi ». Il est des femmes qui sont nyctalopes, et n’estce pas également à cette faculté de voir clair dans la nuit des autres, et dans la leur propre, qu’on reconnaît les vrais écrivains ? Face à celui qu’elle n’appelle alors que « Philippe », lequel deviendra vite « Mon Philippe », puis « mon amour et mon ange », « mon amant plus que chéri » (et quand elle se croira abandonnée, « mon mien », « mon homme », « mon mari »), elle a un réflexe quasi animal de peur qui la conduit à se protéger, à vouloir se fabriquer une « armure » – armure dont on comprend vite qu’elle n’aura de cesse de s’en libérer. Dès les premiers échanges, elle se justifie, elle évoque son passé, ses peines, sa solitude, le douloureux souvenir du dernier homme avec lequel elle a vécu, mort depuis dix ans, le sculpteur Bernard Milleret. C’est une femme blessée, Dominique Rolin, quand elle entre dans la vie de Philippe Sollers.
CES RÉGIONS INEXPLORÉES
Blessée mais amoureuse et qui s’exprime sans retenue : «Tous mes sens se tiennent en état d’alerte et presque d’extase », « Je vais me faire ouvrir, en matière d’amour, des régions absolument inexplorées, in- soupçonnables ». On suit par quelles voies elle s’est lancée dans ce voyage au sein de régions en vérité archi-explorées depuis que l’homme a parlé, dessiné, écrit, rêvé, pensé, et qui, pourtant, les lettres de Dominique Rolin le prouvent, restent toujours aussi mystérieuses. Quelles voies ? Celles d’une expérience intérieure (l’extase y a sa place), d’un corps (les sens toujours plus en alerte) et, bien sûr, l’écriture. Lors de la crise qu’elle traverse en 1967, après que Sollers lui a annoncé son mariage avec Julia Kristeva, elle lui écrit : « J’attends avec une terrible impatience que soit rétabli entre nous le relais de l’écriture. » C’est précisément ce qui donne un caractère exceptionnel à cette correspondance amoureuse, qu’elle soit un échange entre deux écrivains (à la différence de celles de Claudel et de Camus que j’évoquais plus haut). Deux écrivains qui se lisent l’un l’autre, commentent leurs écrits. On savait quel formidable lecteur est Sollers, on découvre combien Dominique Rolin est elle aussi une lectrice fine, sagace, sans complaisance. Ses commentaires de H ou de Paradis, outre leur pertinence critique, sont de superbes morceaux de prose. L’amour, l’écriture, oui, ils occupent inévitablement l’essentiel des lettres, mais ils n’occultent pas pour autant le banal train-train de la vie courante ou les aléas de la vie sociale : des chaussettes à laver, les obligations mondaines, les amis intempestifs, les dragueurs lourdingues ou empêchés – les cas de deux des prétendants de la belle Dominique, Blanchot et Gracq, ont de quoi laisser perplexe. Il y a aussi les maladies, les décès.
VENISE
À ces occasions, se livre à nous une Dominique Rolin inattendue, batailleuse, vachardement ironique, au verbe cru, douée d’un flair sûr. On apprend, par exemple, qu’elle n’avait pas trouvé l’agitation de Mai 68 bien folichonne (ah ! ce portrait de Duras, appelant à grands cris à la révolte dans un amphi, le clope à la bouche) ; que les « bons amis » de Sollers n’étaient pas ceux qui lui voulaient le plus grand bien (quelques telquéliens de la première heure font les frais de sa vindicte gouailleuse, JeanEdern Hallier étant le mieux servi). Confirmation que Sollers est bien un des écrivains à qui est échue la riche expérience de ce que Lacan a appelé l’hainamoration. Lundi 14 juillet 1969. Projet de départ pour Venise. Venise sans laquelle le lien entre les deux amants n’aurait pas été tout à fait ce qu’il fut. Dominique Rolin : « J’ai déjà sa coupure lumineuse entre les paupières, sa longue blessure dorée, horizontale... »