Archéologies de la violence
Dario Argento Peur Rouge profond, 360 p., 25 euros
Frédéric Astruc Martyrs de Pascal Laugier. Mélancolie du chaos Rouge profond, 120 p., 19 euros À l’heure d’un regain d’intérêt pour le cinéma de Dario Argento, la publication de son autobiographie croise celle d’un essai sur Martyrs (2008), film d’horreur de Pascal Laugier.
Si la bataille pour imposer le cinéma « de genre » comme une expression artistique à part entière fut longue, on peut superficiellement penser que la partie est désormais acquise au risque d’un nivellement particulièrement lisse. Le cas de Dario Argento, maître d’oeuvre du giallo (mélange complexe de policier, de gore et parfois d’érotisme), s’avère remarquable pour mesurer une telle évolution. Sous-estimé par une grande partie de la critique dans les années 1970-80, il est devenu iconique dès le milieu des années 1990, alors justement que sa carrière semblait enrayée. En 2018, outre une reconnaissance « institutionnelle », le cinéaste semble retrouver la visibilité populaire de ses grandes années : colloque devant déboucher sur un essai collectif, rétrospective estivale de cinq films importants dont le méconnu Opéra (1987), présentation d’un remake de Suspiria de Luca Guadagnino à la Mostra de Venise et influence patente sur Un couteau dans le coeur de Yann Gonzalez en sélection officielle à Cannes.
DANS LA TOILE D’ARAIGNÉE On ne pourrait que se réjouir pleinement si ce regain d’intérêt ne laissait augurer, surtout dans les hommages des deux jeunes cinéastes, une possible dévitalisation du cinéma d’Argento qui en tuerait l’effet de surgissement brut, sauvage et beau. Le maestro décrit ainsi sa méthode de travail : « Je m’assois et j’attends que mes monstres viennent me rendre visite. Il leur faut toujours un peu de temps, parce qu’ils viennent de loin, mais tôt ou tard ils trouvent le chemin. » L’autobiographie Peur ne délivre cette confidence que tardivement, dans le chapitre « Dans la toile d’araignée », car le cheminement vers la création fut précédé par des étapes telles que la carrière critique puis l’écriture, avec Bernardo Bertolucci, du scénario de Il était une fois dans l’Ouest (1968) de Sergio Leone. Au fil de ces pages, le lecteur ne peut qu’être frappé par la curiosité intellectuelle du cinéaste qui confie sa fascination pour l’architecture, une connaissance fine de la culture latine, son admiration infinie envers Federico Fellini et Michelangelo Antonioni. Autant d’éléments attestant que les cloisonnements entre « mauvais genres » et culture officielle étaient dès l’origine poreux. Assimilé à un Alfred Hitchcock italien dès l’Oiseau au plumage de cristal (1970), premier film couronné de succès, Argento apparaît comme bien éloigné de la volonté de maîtrise de l’auteur de Vertigo (1958) et plus proche des intuitions jungiennes de Fellini, comme le révèle notamment le choix des titres de film (« J’aimais bien l’idée de réunir deux mots apparemment contradictoires »). Les processus inconscients le guident pour le choix des lieux de tournage (« J’ai toujours eu une fascination pour les panoramas inhabituels et cette place tellement géométrique semblait appartenir à une ville d’un autre monde »), le travail avec les acteurs (« Un petit devoir bien fait, ça ne m’intéresse pas: même des entorses au scénario sont les bienvenues ») ou l’écriture ellemême (notons l’étonnement devant la matière mouvante d’Inferno [1980]: « On dirait un ensemble d’histoires qui glissent de l’une à l’autre » ou encore « Le rêve est la clé de tout le film »). Dans ce récit chronologique à la fois précis et vivant, Argento révèle des clés de sa poétique telle la question du regard, centre logique d’un cinéma éminemment plastique qui pense ses scènes comme des dispositifs agençant formes et couleurs, corps et objets : « Je n’ai jamais cessé d’explorer le tourment de celui qui a trop vu ou de celui qui ne se rappelle pas ce qu’il a vu. Je ne supporte pas ceux qui ferment les yeux dans les moments les plus effrayants ou les plus répugnants de mes films, ou qui mettent les mains devant leurs yeux pour atténuer le choc visuel. » Argento rejoint directement les questionnements de Pascal Laugier, cinéaste qui, lui aussi, se nourrit des codes de l’horreur pour créer des expériences de cinéma mémorables telle que le film Martyrs (2008), auquel Frédéric Astruc consacre un bel essai. Mélancolie du chaos se propose de revenir sur un film qui faillit connaître une rarissime interdiction aux moins de 18 ans. Si la commission de classification des oeuvres cinématographiques prit ce film pour cible, cela semble être moins pour sa violence en soi que pour l’impact profond des images et du récit sans concessions que le cinéaste a su construire, « conscient de son sujet et de la difficulté à le traiter ». HISTOIRE DE L’OEIL L’essai déploie une analyse mettant en évidence la structure aussi segmentée qu’intense du film et montre combien le cinéaste a su aimer le cinéma de genre pour mieux se détacher d’une conscience trop aiguë des références, qu’elles soient cinématographiques ou autres. Si Astruc cite pertinemment Jean Baudrillard ou le Pier Paulo Pasolini de Salo, n’en concluons pas pour autant que le cinéaste se livre aux tentatives de récupération arty du genre citées plus haut. Dans l’entretien qui suit l’essai, Pascal Laugier déclare : « Je tenais à ce que Martyrs reste narratif. Plus il frisait l’expérimentation par sa violence, plus il fallait qu’il repose sur un récit de film de genre. » Fortement impressionné par Histoire de l’oeil de Georges Bataille comme par la peinture de Francis Bacon, le cinéaste a su très tôt que « le film intéresserait s’il allait au bout de son propos » en inventant « sa propre écologie ». Comme Dario Argento, Pascal Laugier incarne un cinéma où « rien n’est en ligne droite » et c’est ainsi qu’on aime le cinéma : instinctif, libre et intelligent.