Gérard Wajcman, séries de symptômes
Gérard Wajcman Les Séries, le monde, la crise, les femmes Verdier, 128 p., 14 euros
Les séries télévisées sauveront-elles la littérature? C’est l’une des questions que pose l’essayiste et psychanalyste Gérard Wajcman, déjà auteur des Experts. La police des morts.
Série Person of Interest, générique : « On vous surveille. Le gouvernement possède un dispositif secret, une machine. Elle vous espionne jour et nuit, sans relâche. Je le sais, parce que c’est moi qui l’ai créée. Je l’avais conçue pour prévenir des actes de terrorisme, mais la Machine voit tout, tous les crimes impliquant des citoyens ordinaires, tels que vous… » Complément désormais indispensable à la matrice l’OEil absolu (2010), essai sur l’omnivoyance, les Séries, le monde, la crise, les femmes, de l’écrivain et psychanalyste Gérard Wajcman, est un livre très nourrissant à propos du phénomène proliférant des séries audiovisuelles pensé comme un symptôme. De quoi la série est-elle donc la forme? Hypothèse: « L’idée est que la forme-série pourrait être en elle-même le langage de notre monde comme il va, ou comme il ne va pas. » Si le cinéma, comme entreprise mythologique à travers Hollywood, a pu représenter / créer le 20e siècle, il n’est plus, depuis le définitif Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (198898), que répétition, impuissance, lassitude. « Il n’est pas sûr que le cinéma entré dans l’histoire soit encore lui-même une fabrique de l’histoire. Est-ce que l’Amérique se regarde aujourd’hui sur grand écran ? » Pour Wajcman, les séries ne construisent pas de nouveaux mythes, mais sont plutôt « un atelier de démontage d’une Amérique déjà misfit, assez désaxée ». Elles sont ainsi la marque d’une angoisse, d’une crise, d’une défiguration, d’une fissure. Ses héroïnes sont davantage des « déglingueuses » que des superwomen, ce sont en quelque sorte des gueules cassées, des « ravagées » ravageant pourtant tout sur leur passage. Et le freudien alors de déclarer : « Il se trouve que je regarderai spécialement les productions américaines. C’est que j’ai dans l’idée que c’est dans les symptômes de l’Amérique [ production d’environ cent cinquante nouvelles séries par an] que se déchiffrent au mieux les symptômes dans la culture, le malaise mondial dans la civilisation. » Les Sopranos? « Le récit de la chute du père. » Les Experts ou Orphan Black ? Les conséquences dramatiques du pouvoir de la science. Sense8? L’effacement de toutes les frontières et les dangers de l’illimitation. Homeland? La paranoïa de l’ennemi intérieur. The Wire ? L’incapacité à communiquer vraiment, la catastrophe de la déliaison. Game of Thrones? Les héros sont remplaçables, ad nauseam. Décrypter ainsi la série comme la forme majeure de notre temps – l’esprit de notre époque, pour reprendre avec Wajcman un concept phare de l’historien de l’art Aloïs Riegl, analysant les inventions de formes artistiques comme l’expression d’un Zeitgeist –, crise après crise, éclatement de bulle après éclatement de bulle.
EXPOSER LE MALAISE La modernité était associée au tableau (invention de la perspective, nouvelle narration, nouvelle scène où l’homme est désormais central, déthéologisation), la série pourrait être celle de l’hypermodernité (désorientation et dissolution dans la société liquide) : « Il importe de s’interroger sur la forme-série, parce qu’elle semble procéder exactement à l’inverse de la forme-tableau. Face au récit unique et unifié, la série opère au contraire par morcellements, séquençages et coupures. Elle instaure le règne du fragment, du multiplié, du décentré, du discontinu. Là où le tableau ordonnait un espace unique centré et une unité du récit [lire Erwin Panofsky, Pierre Francastel, Daniel Arasse, Victor Stoichita ici cités], le récit consomme une rupture de la linéarité et la perte d’une centration unique. » Et si, se demande l’auteur des Experts. La police des morts (2012), face au marasme de l’autofiction, la série dans sa forme épique (la geste de la crise interminable), dans ses narrations complexes, n’offrait pas à la littérature un sauvetage inattendu ? Peut-être, mais, par-delà l’inventivité de ses fables, la série, reflet de l’hypermodernité, est aussi un produit industriel addictif, révélant en cela la mutation d’un monde où la drogue (thème récurrent de nombre d’entre elles – Weeds, Narcos, Breaking Bad, Queen of the South) est devenue sa substance même, l’instrument de notre jouissance obligatoire par l’accumulation des fictions regardées comme des objets de consommation – Wajcman devenant polémiste tient ici la main à Régis Debray. Produites à la chaîne, les séries entraînent une véritable « toxicomanie visuelle » occupant notre temps de cerveau disponible, davantage encore notre corps tout entier. Surgissent en ces lieux de délicieuse perdition des femmes insoumises, « déchaînées », des dynamiteuses très lucides quant à la logique de l’illimité dont elles sont elles-mêmes porteuses, pure puissance de vie explosive et très grandes droguées. Les séries que nous désirons ont donc le corps de la nouvelle Ève, indomptable, libre et ultra-névrosée – empêchée de jouir mais s’épanchant malgré tout. On comprendra donc avec Wajcman que la série procède bien davantage du régime du symptôme que de celui du sublime : « Jadis les oeuvres s’offraient à faire oublier dans les hauteurs du sublime les désordres du monde et les douleurs de la vie. Fonction consolatrice de l’art au malaise dans la civilisation. C’était l’idée de Freud. Aujourd’hui, l’art se fait comme un devoir d’exposer le malaise dans la civilisation dans les musées, de nous le jeter à la tête. Les oeuvres ne sont plus sublimes et elles ne consolent de rien ; au contraire elles heurtent. Dans les musées, au lieu de distraire du réel, l’art tente de nous réveiller au réel. » À bon entendeur.