Johan Faerber, post-littérature
Johan Faerber Après la littérature. Écrire le contemporain PuF, « Perspectives critiques », 264 p., 19 euros
Critique à l’égard des défaitistes et passéistes, Johan Faerber explore les possibilités de la littérature après la littérature.
Saluons l’ambition du questionnement, les effets roboratifs produits par l’essai de Johan Faerber. Sans nul doute, avec Après la littérature, un grand vent créateur souffle sur le paysage de la critique. Davantage qu’à une cartographie de la « post-littérature » contemporaine, Faerber, un des cofondateurs de Diacritik, procède à l’autopsie d’un cadavre qui revit : la littérature défunte ressurgirait comme écriture. Contrant avec force le défaitisme, le passéisme réactionnaire de ceux qui se lamentent de la fin de la Littérature (française en particulier), l’essai ausculte les visages que prend ce désaveu du contemporain. Les incontemporains (dénigrant un présent affligé par un degré zéro de la littérature) d’une part, les mécontemporains de l’autre (espèce se vertébrant en sous-classes, tenants attardés du modernisme, « primitivistes » pariant pour un retour du récit, légions des écrivains médiatiques, « endoxaux » (qui colportent la doxa), adeptes de l’exofiction et d’une Restauration formolisée…) témoignent d’un symptôme: le refus d’acter que la mort de la littérature a eu lieu et qu’il s’agit de créer depuis cette mort. Le constat liminaire prend la forme d’une double mort au sens où Maurice Blanchot l’a interrogée : la mort (inféconde, sans au-delà) de la littérature déplorée par les nostalgiques de l’âge d’or, la mort (vivifiante, porteuse de possibles inédits) de ce qui s’est tenu jusqu’ici sous le nom de littérature. Qu’en est-il des attendus, de la nature, des causes, des opérateurs de la mort d’une littérature venant après la clôture de la modernité et du post-modernisme ? L’agonie des « lettres » tiendrait notamment dans la prise de conscience de la « page noire » : tout a été dit, c’est à partir de cet horizon qu’il s’agit de créer une écriture à hauteur du contemporain. Mais, la « page noire », la nécessité d’effacer les clichés, les opinions qui encombrent la toile du peintre, la page de l’écrivain, du musicien est, comme l’ont montré Gilles Deleuze et Félix Guattari, le problème que rencontre le créateur bien avant la fin des années 1990 retenues par Faerber. Depuis la fin de la croyance dans les avant-gardes, le créateur, qu’il soit poète, écrivain, peintre, musicien, est confronté à la nécessité de soustraire, de dénoircir. D’où le sentiment d’une artificialisation de la coupure que produit l’auteur entre le contemporain et ce qui lui précède. Le rêve d’une poétique de la matière, d’un livre qui quitterait le rivage des mots pour s’épandre dans le monde n’est en rien la marque des auteurs que Faerber convoque d’une façon éminemment subjective (Nathalie Quintane, Olivier Cadiot, David Bosc, Laurent Mauvignier, Antoine Wauters, Stéphane Bouquet, Tanguy Viel…) : c’était déjà, entre autres, le voeu de Flaubert comme Jacques Rancière l’a exposé. La différence, la césure entre la pointe du contemporain et son avant n’atteste qu’une différence de degré et non de nature : de tout temps, la littérature n’existe qu’à re- venir d’entre les morts. Ce trait immanent à la chose littérature, Faerber le souligne pourtant. Mais, selon lui, une nouvelle figure de la Fin se serait dessinée avec Marcel Proust et William Faulkner qui « laissent pour tout legs à ceux qui suivent, et pour des siècles qui durent encore en nous, l’impossibilité à écrire ». En outre, proclamer un ratage du contemporain, un retard des mécontemporains sur le contemporain, c’est exclusivement articuler la (post-)littérature et son temps, la circonscrire sous l’angle de Chronos alors qu’elle se place sous le signe de l’Histoire, de Chronos mais aussi sous celui de l’Aiôn, de l’intemporel, de l’éternité. La vie de la littérature se nourrit de temporalités beaucoup plus intriquées. Nous sommes les contemporains de Pierre Guyotat, Faulkner, Shakespeare, Homère. L’après littérature vit de l’immanence de son avant. Le passé percole dans le présent.
ÉNERGIE FISSILE On pourra mettre en question l’appel à un écrire contemporain qui soit de l’ordre du transitif, du direct (renversant ainsi la caractérisation barthésienne de l’écrivain [intransitif] et de l’écrivant [transitif]). On pourra regretter que Faerber rétablisse un magistère, un tribunal excluant ce qui n’est pas l’après littérature. On retiendra avant tout l’énergie fissile de qui va au-delà du diagnostic du naufrage et brandit un chant d’amour au continent de l’écriture. D’une prodigieuse richesse, d’une inventivité jubilatoire et virtuose, magnifiquement écrit, Après la littérature vibre d’une passion absolue pour le verbe, ses devenirs, ses visions et ouvre, après des années de désert, un véritable débat sur les enjeux de l’écriture. Analysant combien nombre d’écrivains consensuels actuels, indifférents à la question de la langue et de son lien au monde, optent pour le non-texte, la non-littérature, refusant la résignation à l’apocalypse, Faerber a construit un vibrant contre-feu à la complainte du désastre. Cassant tout compromis avec les écrivains formatés made in management, avec les grands recycleurs de clichés et autres thermidoriens, l’essai fait un sort à la ruineuse approche de la littérature comme consolation, comme pharmacie textuelle « réparant les vivants ». Alibi des dominants, ce discours d’une littérature cicatrisant nos plaies sert la perpétuation d’un système qu’il s’agit de ne pas contester. Après la littérature s’avance comme un manifeste aussi sauvage qu’érudit afin d’en finir avec la fin de la littérature. La littérature ne relève plus d’une sémiologie, d’un monde de signes mais d’une physique de l’intensité branchée sur la vie.