Olivia de Lamberterie, ce que savait Mouchi
Olivia de Lamberterie Avec toutes mes sympathies Stock, 256 p., 18,50 euros
Au sein d’une littérature du deuil abondante et inégale, le premier livre de la critique Olivia de Lamberterie se distingue par sa justesse.
Il y a des livres dont, lorsque l’on exerce aussi l’activité de critique, il est difficile de se désintéresser car ils puisent aux mêmes sources que ceux que, si l’on est également écrivain, on a soi-même signés. Le problème est qu’il devient alors très compliqué, respectant les règles saines de l’objectivité journalistique, d’en parler d’une manière qui ne soit pas personnelle. Bien sûr, on peut toujours faire semblant et comme si de rien n’était. Mais à quoi bon? Après mon premier roman, l’Enfant éternel, il y a vingt ans, je le raconte pour la première fois, je me rappelle avoir reçu de Denis Roche une lettre dans laquelle il m’écrivait : « Puisque la mort se permet tout, vous avez raison de tout vous permettre. » Je n’ai jamais oublié cette phrase. Elle me revient régulièrement en mémoire. J’y ai pensé à nouveau en lisant le livre – si nécessaire et si juste – qu’Olivia de Lamberterie vient de consacrer au suicide de son frère. Des « tombeaux », depuis que le monde est monde et qu’on y écrit, il en a toujours existé. Mais, à lire ce qui se publie aujourd’hui, on a parfois du mal à se défendre du sentiment que ce prestigieux genre littéraire est devenu un peu la caution de ce qui constitue désormais un vrai « créneau » éditorial – au sens le plus commercial du terme. On ne compte plus les livres que leurs auteurs, avec un opportunisme parfois suspect, consacrent à la mémoire d’un disparu: père ou mère, fils ou fille, frère ou soeur, cousin et cousine, ami ou amie, et puis, par extension, à l’un ou l’autre des membres de cette formidable parentèle sur laquelle s’acharnent les guerres et les catastrophes, la maladie, la vieillesse et que l’on nomme l’espèce humaine. Cela finit par faire beaucoup. À force de multiplier les tombeaux, il y a des oeuvres romanesques qui prennent des allures de cimetière et des rentrées littéraires où, tant les défunts y défilent, tout finit en fosse commune. Avec le merveilleux humour noir dont il était capable, Oscar Wilde faisait remarquer que perdre un parent est certainement un drame mais qu’en perdre plusieurs relève de la négligence.
APPARITIONS GRACIEUSES Il est rare que de tels livres soient mal reçus. Le peu de décence qui subsiste dans notre société envieuse et haineuse fait qu’en général – pas toujours, cependant ! – on s’abstient encore – jusqu’à quand ? – de cracher sur les tombes comme de tirer sur les ambulances. Pourtant tous ces ouvrages ne se valent pas. Dire du mal des mauvais – certains le mériteraient ! – reviendrait à commettre inutilement une vilaine action. Mais cela ne devrait pas empêcher de dire du bien des bons. Toute la difficulté consiste, bien sûr, à établir ce qui distingue les seconds des premiers. L’authenticité de la peine qu’ils expriment ? Mais nul ne peut sonder les reins et les coeurs et rien ne se simule mieux que la sincérité. Les intentions dont ils procèdent ? On sait que la voie qui mène en enfer est pavée des meilleures. Leur qualité littéraire ? Sauf que si, face à la mort, il s’agit de tout se permettre, le souci même du « comme il faut » et du « qu’en dira-t-on ? », la préoccupation de passer pour talentueux, spirituel ou intelligent doivent ne plus compter pour rien – et telle est la condition paradoxale à laquelle, touchant à la littérature (je veux dire : la malmenant, la maltraitant, s’en moquant), on accède parfois à elle ; en tout cas : à ce qu’elle devrait être. S’il s’arrête à un livre comme celui que signe aujourd’hui Olivia de Lamberterie, c’est que le lecteur – il n’en a pas si souvent l’occasion – a soudain l’impression que quelque chose s’y passe et que quelqu’un lui parle. Ce qui change un peu de tous ces ronronnants
romans sans personne ni rien à l’intérieur et dont les auteurs se contentent niaisement de faire tourner – à vide mais à plein régime – la machine à fabriquer de la fiction. On ne dit pas assez que l’expérience du deuil, l’épreuve de la perte a, en dépit ou en raison de cette anéantissante souffrance sur laquelle il n’est pas besoin d’insister, cette vertu essentielle de vous libérer de toutes les croyances et obligations auxquelles chacun se croit ordinairement tenu et de vous laisser soudain souverainement seul et les yeux ouverts devant une réalité de laquelle il ne saurait plus être question de se détourner. Il faut n’avoir plus rien à perdre pour tout se permettre. Avec toutes mes sympathies le montre. L’auteur – pour ceux qui l’ignoreraient : elle est critique à Elle – voit tomber de ses mains la plupart des livres dont sa profession lui fait obligation d’y prêter au moins une apparente attention. Quelque chose de plus important la requiert tout à coup. Elle quitte tout et part à Montréal pour rejoindre son frère dans l’un des hôpitaux psychiatriques où, jusqu’à ce qu’il se jette un jour du haut du pont Jacques Cartier, on tente de le dissuader de mettre fin à ses jours. Olivia de Lamberterie raconte sans rien comprendre ni juger personne – ce qui est assez la seule morale que la littérature puisse revendiquer – et sans prétendre expliquer le pourquoi et le comment d’un geste pour lequel nul n’a de comptes à rendre, au fond. Ce qu’elle a vécu, elle l’écrit par désir de ne pas le laisser se perdre mais sans nous faire trop le coup classique de l’écrivain ne doutant pas que son oeuvre triomphera de la mort et de l’oubli. La très belle dernière scène du livre nous la présente plongeant dans les eaux lumineuses d’une Méditerranée aimée où l’on a répandu les cendres de son frère tandis qu’au loin viennent saluer des dauphins : « Nous étions suspendus à leurs apparitions gracieuses. »
DONNER SA LANGUE AU CHAT Un livre vrai – s’il me faut en donner un critère qui en vaut un autre – se reconnaît à l’émotion qui, sans prévenir, s’empare de vous au détour d’un détail qui paraîtra peut-être insignifiant à un autre mais qui, tout à coup, vous sidère et parfois vous laisse en larmes sans que vous puissiez dire pourquoi. J’ai toujours pensé que rien ne serait plus instructif que de savoir où l’on pleure en lisant. Dans mon cas, par exemple, cette phrase fameuse du Voyage au bout de la nuit. Céline raconte comment Bardamu dit adieu à Molly : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. » Et peut-être est-ce aussi cela que l’on cherche dans les livres que l’on lit et qui suscite notre gratitude lorsque, comme sous l’effet de ce qui n’est certainement pas un hasard, nous le rencontrons. Olivia de Lamberterie rapporte cette scène : à Montréal, le 13 octobre 2015, les dernières heures d’un homme qui fut son frère et qui a déjà pris, sans le dire à personne, la décision d’en finir parce qu’il n’en peut plus de la vie. « Mon frère, écrit-elle, paie les PV de stationnement de sa voiture. Il prend rendezvous chez le vétérinaire pour le chat de Juliette, Mouchi. Il lui dit certainement au revoir. Je suis certaine qu’il lui a parlé, que Mouchi sait tout. » Écrire, finalement, c’est donner sa langue au chat, dans l’espoir insensé de recevoir de personne la solution d’une énigme dont on sait pourtant que le mot qui en livrerait le sens manque et manquera toujours, nous laissant aux prises avec la merveilleuse et déchirante, absurde et impossible devinette de la vie.