Art Press

Thierry Froger, les épiphanies d’Ava Gardner

- Vincent Roy

Thierry Froger Les Nuits d’Ava Acte Sud, 304 p., 20 euros

Nous sommes à Rome, durant l’été 1958. Ava Gardner honore son dernier contrat avec la MGM et tourne La Maja desnuda, dont on peut, à bon droit, dire qu’il ne s’agit pas d’un chef-d’oeuvre : « Une espagnolad­e oubliable. » Ava, c’est ensemble, à ce momentlà, la duchesse d’Albe, Pandora et la comtesse aux pieds nus, une « déesse animale dont la violence érotique se cogne à la pureté d’âme ». Donc, en somme, elle endosse parfaiteme­nt son rôle, celui d’une « reine sans royaume », celui encore d’une « héroïne impure et déchirée ». Pour l’heure, depuis son appartemen­t dont le balcon donne sur la piazza di Spagna, un verre de gin à la main, elle écoute un disque de Sinatra et vérifie, dans les journaux, si ses photograph­ies dans les magazines ressemblen­t « encore à son reflet, à l’image avec laquelle elle a fini par se confondre puis se comparer ». Comme elle aurait voulu parfois ne pas avoir de visage, elle pensait que, peutêtre, elle aurait préféré être un personnage de roman plutôt qu’une actrice de cinéma. C’est fait ! Les Nuits d’Ava est le fruit d’un savant montage. Le narrateur, Jacques – lequel était déjà celui de Sauve qui peut (la révolution) [2016], premier roman remarqué de Thierry Froger –, traque les images de l’héroïne, les colle avec son passé, l’histoire du cinéma et celle de l’art. Il y a du brio chez Froger – notamment dans ce don du collage ! Bon, le 22 août 1958, Ava rentre d’une semaine à Naples où elle vient de tourner quelques scènes en extérieur. Elle veut « renouer avec la vie nocturne de Rome et la folie douce de la via Veneto ». Elle va inventer la dolce vita avant que Fellini ne la tourne. Elle entraîne le chef opérateur de La Maja desnuda, Giuseppe Rotunno, dans une virée de bar en bar – étant entendu que celui-ci est chargé par le réalisateu­r, Henry Koster, de tempérer les excès nocturnes de l’actrice « en prévision du tournage du lendemain afin que l’aventure finale de la réalisatio­n de ce film ne ressemble pas tout à fait au naufrage critique et public » prévisible. Rotunno croit tenir en main « le scénario de la nuit ». Mais Ava veut danser dans un bar à flamenco; celui-ci est fermé, elle s’impatiente, gronde, vitupère, injurie. Le chef opérateur décide de la ramener chez lui. Ava retrouve sa bonne humeur grâce à une bouteille de chianti que Rotunno lui ouvre dans son studio photo. Elle veut toujours danser, découvre un électropho­ne, quelques disques… Le narrateur, Jacques, commente: «Telle que je la vois, cette scène se mélange dans mon imaginaire avec le souvenir de ce miracle ou de cette apparition, dans la Comtesse aux pieds nus, quand Ava Gardner, dans un camp de gitans danse […] je préfère ne plus me rappeler le nombre de fois où mon Agfa Selecta, tenu d’une main tremblante, amoureuse, s’est approché de cette image, de ce buste insensé qui affolait le sang de mes seize ans. » C’est alors qu’Ava demande à Rotunno de la photograph­ier nue. Elle veut poser comme les modèles de la peinture occidental­e, ses nus fameux. Les images défilent qui en appellent d’autres. Froger se fait son cinéma pour le plus grand plaisir du lecteur. Ses personnage­s? Courbet, Hemingway, Lacan, Visconti, Huston… Comment procède-t-il ? Par plans-séquences et flash-back. Froger mène une enquête à travers ses souvenirs et ses fantasmes. Il traque des épiphanies. Il sait que « juste en deçà et au-delà de l’image, il y a l’imaginaire – c’est-àdire ce bref instant où Ava Gardner nous regarde avant de s’évanouir comme une apparition ».

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