Eugène Green, disparaître avec Shakespeare
Eugène Green Shakespeare ou la lumière des ombres Desclée de Brouwer, 312 p., 19 euros
Sur Shakespeare, on le sait, tout a été écrit – et même n’importe quoi. Il est certainement l’auteur le plus lu et le plus étudié au monde. Lui consacrer un ouvrage de plus – et surtout si cet ouvrage vise à proposer du personnage, de ses pièces et de ses poèmes une présentation d’ensemble – peut ainsi passer pour un pari plutôt risqué ou même pour une entreprise tout à fait vaine. Eugène Green prouve le contraire. Son essai constitue la meilleure introduction qui soit à son sujet – en tout cas, la meilleure de celles, assez nombreuses, que j’ai lues. Il s’agit d’un modèle de clarté et de justesse. De classicisme, aussi. L’auteur tourne le dos très tranquillement à tout ce qui se pratique depuis un certain temps en matière d’histoire et d’analyse littéraires. Comme on le faisait autrefois, il présente la vie et l’oeuvre de Shakespeare, les situe dans leur contexte, passe en revue les thèmes, résume les oeuvres. Il faut dire qu’Eugène Green n’est pas un universitaire – et encore moins un universitaire américain bien qu’il soit né aux États-Unis. On le connaît naturellement comme cinéaste et comme metteur en scène de théâtre, comme romancier et comme essayiste. Et les domaines de prédilection qui sont les siens éclairent sans doute certains des développements les plus passionnants de son ouvrage : sur le catholicisme de Shakespeare (que le dramaturge dut « récuser » mais auquel il semble bien être toujours resté fidèle), sur l’imaginaire baroque dont son inspiration témoigne et, enfin, sur la langue dont il use et que Green explique comme personne, permettant au lecteur français de s’y retrouver enfin dans des questions de poétique et de versification qui, en général, lui échappent complètement.
LANGUE EN JOUE L’étonnant, dans ce livre, finalement, est que l’auteur – qui aurait pourtant quelques titres à se mettre en avant – s’efface totalement derrière son sujet. À part dans son introduction où, avec esprit, il note que les « révélations » qu’il reçut de Shakespeare « sont, confie-t-il, en grande partie responsables de [s]a marginalisation comme artiste dans le monde actuel ». Et dans sa conclusion où il indique que la leçon de Shakespeare, si elle était entendue, pourrait nous protéger de cette tyrannique religion de la Vertu qui produit partout ses ravages aujourd’hui. À quoi il convient d’ajouter les quelques traits qu’avec un humour parfois très « tongue in cheek » (« langue en joue », écrirait-il certainement puisqu’il se fait un point d’honneur de traduire tout ce qui vient de l’anglais dans le français superbement classique qu’il écrit) Green décoche régulièrement à l’intention de ceux qui, au nom d’une idée dévoyée de la modernité, défigurent Shakespeare et risqueraient de nous le rendre définitivement étranger. On connaît cette remarque qui n’est pas de lui mais que Borgès a rendue célèbre : « Shakespeare ressemblait à tous les hommes, sauf en ceci, qu’il ressemblait à tous les hommes. » Ce qui rejoint assez les propos de Joyce dans le fameux chapitre d’Ulysses qu’il consacre à Hamlet. Dans ces conditions, que l’homme qui parle de Shakespeare paraisse s’absenter de sa propre parole afin de laisser toute la place à l’homme dont il parle et qui n’aspira qu’à être personne, constitue bien la plus logique et la plus élégante des attitudes. « Comme tout grand artiste, écrit Green, le poète de Stratford disparaît dans son oeuvre, et c’est un but qu’il m’a inspiré également. »