Art Press

Eugène Green, disparaîtr­e avec Shakespear­e

- Philippe Forest

Eugène Green Shakespear­e ou la lumière des ombres Desclée de Brouwer, 312 p., 19 euros

Sur Shakespear­e, on le sait, tout a été écrit – et même n’importe quoi. Il est certaineme­nt l’auteur le plus lu et le plus étudié au monde. Lui consacrer un ouvrage de plus – et surtout si cet ouvrage vise à proposer du personnage, de ses pièces et de ses poèmes une présentati­on d’ensemble – peut ainsi passer pour un pari plutôt risqué ou même pour une entreprise tout à fait vaine. Eugène Green prouve le contraire. Son essai constitue la meilleure introducti­on qui soit à son sujet – en tout cas, la meilleure de celles, assez nombreuses, que j’ai lues. Il s’agit d’un modèle de clarté et de justesse. De classicism­e, aussi. L’auteur tourne le dos très tranquille­ment à tout ce qui se pratique depuis un certain temps en matière d’histoire et d’analyse littéraire­s. Comme on le faisait autrefois, il présente la vie et l’oeuvre de Shakespear­e, les situe dans leur contexte, passe en revue les thèmes, résume les oeuvres. Il faut dire qu’Eugène Green n’est pas un universita­ire – et encore moins un universita­ire américain bien qu’il soit né aux États-Unis. On le connaît naturellem­ent comme cinéaste et comme metteur en scène de théâtre, comme romancier et comme essayiste. Et les domaines de prédilecti­on qui sont les siens éclairent sans doute certains des développem­ents les plus passionnan­ts de son ouvrage : sur le catholicis­me de Shakespear­e (que le dramaturge dut « récuser » mais auquel il semble bien être toujours resté fidèle), sur l’imaginaire baroque dont son inspiratio­n témoigne et, enfin, sur la langue dont il use et que Green explique comme personne, permettant au lecteur français de s’y retrouver enfin dans des questions de poétique et de versificat­ion qui, en général, lui échappent complèteme­nt.

LANGUE EN JOUE L’étonnant, dans ce livre, finalement, est que l’auteur – qui aurait pourtant quelques titres à se mettre en avant – s’efface totalement derrière son sujet. À part dans son introducti­on où, avec esprit, il note que les « révélation­s » qu’il reçut de Shakespear­e « sont, confie-t-il, en grande partie responsabl­es de [s]a marginalis­ation comme artiste dans le monde actuel ». Et dans sa conclusion où il indique que la leçon de Shakespear­e, si elle était entendue, pourrait nous protéger de cette tyrannique religion de la Vertu qui produit partout ses ravages aujourd’hui. À quoi il convient d’ajouter les quelques traits qu’avec un humour parfois très « tongue in cheek » (« langue en joue », écrirait-il certaineme­nt puisqu’il se fait un point d’honneur de traduire tout ce qui vient de l’anglais dans le français superbemen­t classique qu’il écrit) Green décoche régulièrem­ent à l’intention de ceux qui, au nom d’une idée dévoyée de la modernité, défigurent Shakespear­e et risqueraie­nt de nous le rendre définitive­ment étranger. On connaît cette remarque qui n’est pas de lui mais que Borgès a rendue célèbre : « Shakespear­e ressemblai­t à tous les hommes, sauf en ceci, qu’il ressemblai­t à tous les hommes. » Ce qui rejoint assez les propos de Joyce dans le fameux chapitre d’Ulysses qu’il consacre à Hamlet. Dans ces conditions, que l’homme qui parle de Shakespear­e paraisse s’absenter de sa propre parole afin de laisser toute la place à l’homme dont il parle et qui n’aspira qu’à être personne, constitue bien la plus logique et la plus élégante des attitudes. « Comme tout grand artiste, écrit Green, le poète de Stratford disparaît dans son oeuvre, et c’est un but qu’il m’a inspiré également. »

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